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Icare s'envoyait en l'air dans le plus simple appareil

- Jacques Pater

Pasiphaé avait séduit  un taureau, Thésée avait  terrassé  le Minotaure, tandis que j'étais  condamné à chuter, ailes carbonisées, éternellement, Sisyphe des hauteurs.

Icare avait brûlé l'innocence de son jeune âge à l'attirante chaleur de l'astre solaire.

Dehors, il pleuvait. La pluie battait contre ma vitre avec insistance, Zeus attendait à ma porte, il grondait, il pestiferait, mais mon cadavre reposait dans ma cuisine, près du téléphone fixe, main décomposée attachée à l'appareil, vestige du passé.

Pourquoi m'évertuais-je à l'attendre, lui qui avait trouvé sa lune? Pourquoi continuais-je à courir après le soleil, Apollon terrien, pourquoi suivais-je sur mon char sa course, œil aux aguets? Il m'échapperait toujours, il y était déjà parvenu, Hélios avait pris sa décision, Hélios m'avait rejeté.

J'enviais la lune. J'enviais leurs éclipses. J'enviais leur bonheur. Hector. J'aurais voulu être heureux, comme eux. Comme Freddie, et Thomas, et mon voisin et ses amis. Je voulais combler le trou béant dans ma poitrine, quitte à le faire déborder.

Maintenant j'étais le spleen personnifié, ma rage allait exploser, mes yeux allaient gonflé, j'étais un pathétique mirage, déformé par les vagues d'une mer agitée.

Ma douleur me paraissait astronomique tout en me faisant me sentir microscopique. J'avais honte de tout ce que je ressentais, je me sentais comme un gamin capricieux qui veut seulement ce qu'on lui interdit. Je savais que j'avais le droit d'avoir mal. Mon Don Juan et moi avions rompu ce mois de Janvier, entre cris et éclats de boules de Noël. Il était parti, partant avec mon Baudelaire, mon pull et mon coeur, puis il était revenu, queue entre les jambes, bague au doigt.

On reste amis, hein?

J'avais accepté, je ne lui refusais jamais rien. Il n'était pas resté bien longtemps. J'étais trop compliqué, il était trop fatigué.

Il va se marier. Il va épouser un autre.

Je le savais, évidemment, mais la réalisation arrivait que maintenant. Patrocle et un autre, mon Patrocle, mon soleil avec une lune autre que moi.


Hector était adossé au mur près des boîtes, nez plongé dans un épais ouvrage. Ses sourcils étaient froncés, portrait de la concentration, et je l'observais depuis le haut des escaliers, espion-bras-cassé. J'avais eu une brusque envie de caféine ce matin, avant de tomber nez à nez avec Monsieur-Joie. Maintenant je n'osais pas sortir de ma cachette et de trahir ma présence, aisance falsifiée du menteur aisé.

Il lisait un polar. Un auteur qui m'étais  inconnu, une première de couverture sobre, jaunie par les années. Un livre apprécié, personnel, près de son cœur peut être. Ou un ouvrage acheté lors d'une brocante, un ouvrage offert par quelqu'un de sa famille— des grands parents? Des parents? Un frère? Une sœur? Un livre retrouvé sous son lit, parmi le bordel entassé çà et là au fil des années?

Un sourire se dessinait sur ses lèvres. Il appréciait sa lecture, il aimait les mots qu'il avalait, affamé, au gré des phrases. Était-ce une prose délicate? Ou était-ce un auteur qui posait vulgairement les mots sur les pages, sans se soucier de poésie et d'adages?

Il releva les yeux. Pris en flagrant délit, je rougis jusqu'aux racines de mes cheveux.
Il me sourit, sourire élargit par mes joues cramoisies.

"Salut, voisin!"

Sa voix était celle d'un husky, grave mais douce.

"Salut."

Je descendis les quelques marches qui nous séparaient, toutes tentatives de fuite à présent inutiles.

"Qu'est ce... Tu lis quoi?"

" Rien d'important. C'est mon père qui l'a écrit, il avait essayé de le faire publier, sans succès."

Il rit doucement.

" Mon père n'est pas un très bon écrivain. Il écrit comme on fait des listes de courses."

Il me tendit l'ouvrage, ouvert à une page aléatoire. Il m'exagérait pas. C'était une prose exécrable.

" Je le lis souvent, ça m'amuse."

Il sourit, son sourire éclatant qui m'intimidait  tant.

" Je m'appelle Hector."

Je sais.

"Tu m'as jamais dit ton prénom."

"Achille."

Il était comme un ours, un gros nounours. Énorme, imposant, terrifiant. Mais si gentil. Je me sentais mal à côté, j'étais si impoli.

" Joli."

La porte de l'immeuble s'ouvrît, laissant entrer le vent froid d'octobre. Une fille était entrée, petite, de longs cheveux ébènes la suivant comme une cape.

" Bon. Je dois y aller. Ravi de t'avoir officiellement rencontré, Achille."

AchilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant