Je me sens vide, l'eau brûlante coulant sur mon visage, le savon formant des bulles rosées sur mes épaules, mes clavicules, mon torse. Mes cheveux frisent sur ma nuque, ma peine forme une bulle dans ma gorge. Puis, elle explose, et des sanglots me parcourent. Je me laisse pleurer, pleurer comme un idiot sous la douche brûlante de mon ex.

Aout.

Je tiens la cigarette entre mes doigts en lisant pour la deuxième fois le contrat que vient de me tendre Dimitri, mon éditeur. Mon recueil va être publié dans deux semaines, il est disponible en pré-ventes déjà. L'équipe de marketing prévoit un grand succès. Je suis heureux, heureux que ma douleur ait au moins eu une utilité. L'alcool, la clope, la tromperie auront au moins abouti à l'oeuvre de ma vie.

Dimitri sourit.

" Ecoute, je pense que Paris— voire toute la France— est prête pour toi. Pour ton oeuvre."

J'hoche la tête, machinalement, lentement.

" Réjouis-toi, gamin. C'est la chance de ta vie."


Le soir même, je célèbre avec de la vodka et des joints avec Thomas qui rayonne de bonheur. Ses cheveux descendent presque sous ses oreilles maintenant, bouclés et d'un brun fondant. Il semble si heureux que mon angoisse diminue un peu. Je me demande comment Hector aurait réagi. Je me demande si Roman, Athena, Styx, et tous les autres ont vu les affiches, les publicités sur les réseaux, sur les murs des transports. Je me demande s'ils sont fiers de moi. Cela fait quelques jours à peine que je reste chez Thomas, pourtant j'ai l'impression que ça fait une éternité que je les ai perdus.

L'alcool flambe dans ma poitrine, réchauffe mon ventre presque vide. La cigarette égratigne ma trachée, mes poumons. Thomas enflamme ma peau. Emmêlés sur le canapé, ses doigts parcourant mon corps, ses lèvres brûlantes contre ma peau, son corps avachi sur le mien...

Alcool, cigarettes, sexe, campagne marketing. Aout se résume à ça. Je cours entre le bureau de la maison d'éditions et l'appartement qui a chamboulé ma vie. J'écris, j'écris, on réclame déjà que je prépare un second recueil, comme une assurance. Je bois, je fume, j'oublie de manger puis de me laver. Je ne dors plus, ou si peu que je ressemble plus à un raton-laveur qu'à un humain. Thomas me fait flamber, encore et encore, je suis en cendres tous les jours, égratigné par ses mains, par son souffle, par son halètement rauque qui me taraude alors que j'écris poème sur poème, des poèmes violemment passionnels, des poèmes brutalement homo-érotiques. Je me jette à corps perdu dans le travail, je passe les quelques heures que j'ai libre dans un café près de chez Hector où je suis serveur. On commence à me reconnaître, à cause de ma campagne de marketing, à cause de mon recueil qui se vend comme des petits pains. Les ventes sont si hautes que ça me prend de court. Je ne sais pas comment réagir, je ne sais pas comment faire face à une réalité si surprenante.

Patrocle.

C'est le titre de l'oeuvre de ma vie. Le titre du recueil dans lequel j'ai vomi mille et un poèmes sur l'amour, la passion, sur mon corps, celui de Thomas, celui d'Hector. J'ai écrit les galaxies, les constellations, les étoiles, le soleil. J'ai tellement écrit le soleil que je me sens astrologue. J'ai écrit la colère, la haine, l'innocence, la peur, l'angoisse, le stress qui bouffe, qui bouffe, qui bouffe sans se soucier de la faim. J'ai écrit Paris, j'ai écrit la pluie, l'automne infernal, l'hiver glacial et l'été brûlant comme les Enfers. J'ai écrit l'amour oppressant, l'oppression de la maladie, j'ai écrit mon âme damnée, j'ai écrit ma famille étriquée, j'ai écrit l'acceptation, l'amitié, j'ai écrit la famille trouvée. J'ai expié mes péchés. Je les ai recrachés, enjolivés de mots bien figurés, sans pour autant rendre beau l'immonde de mes pensées. Puis, je l'ai cacheté, envoyé à une maison d'édition qui jamais n'aurait dû l'accepter.

Thomas me tient la main. On est dans son lit, entre ses draps. J'ai les larmes aux yeux. Il est de mauvaise humeur, il ne parle pas. Je viens d'envoyer un message à Hector, pour lui parler de mon livre. Il ne répondra pas. Thomas n'aime pas que je lui parle encore. Je lui explique, en vain, que j'ai besoin de le faire, c'est compulsif. Il me demande s'il est juste une compulsion, lui aussi. Je m'énerve. Il s'énerve. Puis, comme deux êtres immatures, on crie. Puis on baise. Poésie si crue, si vulgaire qu'elle en devient romantique.

Je ne suis pas un héros. J'arrive à peine à me percevoir comme humain, comme méritant d'une quelconque attention de quiconque. Je suis délavé, délaissé par ma propre pensée, j'agis sans réfléchir ou alors je réfléchis pour les mauvaises choses. Mon histoire n'a aucun sens, aucune moralité, j'aime sans aimer, j'éprouve passion sans savoir la définir, je ne sais pas qui je suis, qui je veux être, j'écris médiocrement mais l'alcool me désinhibe, me permet de produire des chef-d'oeuvres, je fume tellement que je deviens un cercle de fumée perpétuel. Maintenant, des ados à peine pubères, attristés par leur homosexualité, vénèrent mes vers alors que je dénonce mon péché, alors que je dénonce ma douleur. Je ne fais que perpétuer la même merde, encore et encore. Je suis toujours Icare, je serai toujours Icare, Icare qui brûle, qui crame sous la pression d'un soleil énervé, vénéré par les amoureux du Sud, les amoureux de la plage, les bourges qui peuvent se permettre de voyager pour échapper à leurs démons alors que moi je dois faire face à mon démon, dans le miroir, tous les jours, parce que je suis pauvre et naïf et débile et affreusement détruit.

Je ne sais pas comment être un bon humain. On ne m'a jamais appris à être quelqu'un de bien. Je sais que fondamentalement je ne suis pas bien. Ou bon. Et je sais que je peux changer. Le changement est humain, l'évolution fait partie des codes de la nature. Je peux devenir quelqu'un de meilleur. N'existe-t-il pas des romans d'apprentissage, où le seul but de l'oeuvre est de voir grandir un personnage? Le Rouge et le Noir, par exemple, où Julien apprend, où Julien grandit? Puis-je être Julien, à mon tour?

Je veux pouvoir évoluer. Je veux être fier de qui je suis. Je veux apprendre à aimer. Et j'aimerais tant que cela soit facile. Qu'il existe un cheatcode, un hack, que je puisse regarder un tutoriel sur internet qui m'apprendrait comment devenir un être humain de qualité en quelques étapes simples et rapides.

Pourtant rien n'est simple dans la vie. La poésie ne s'écrit pas toute seule, l'évolution ne se fait pas seule, il faut que l'environnement le permette et que l'individu change.

AchilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant