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Je suis venue du ciel pour calmer ta fureur.

Athena à Achille qui s'apprêtait à tirer l'épée contre Agamemnon

Epuisé, le héros s'écroule par terre, tête amochée par une bataille de trop avec le monstre de trop. Le monstre avait été humanoïde, il lui ressemblait étrangement, ses traits démontraient une tristesse sans limite, et le héros avait cru voir son monde fléchir. Était-il triste de la sorte, lui aussi, comment n'en était-il pas conscient? Est ce que le rictus cruel dessiné sur la gueule du monstre était le sien alors que s'abattait la massue sur son crâne velu? La douleur avait irradié son front, le héros avait senti ses genoux capitulé, la terre les égratigner, le chagrin l'emporter. L'introspection ouvrait la voie de la souffrance, déliait la voix. Voix tue, vois-tu.

Le café fume entre mes doigts, fumée qui m'inonde de souvenirs.  Souvenirs d'écharpes rouges, de Baudelaire et de vin. Tour Eiffel sous la flotte, baisers où on grelotte, pelote de laine près d'un feu, feux qui s'éteignent, amour dédaigneux.

Dans quelques minutes je dois retrouver Hector et Athena dans leur appartement. Apparemment ma présence la veille ne les a pas dérangé, apparemment je suis même quelqu'un de plaisant. Mon image de monstre vorace ne paraît pas ressembler à celle que se font les autres. Peut être que mes griffes sont si profondément enfouies qu'ils n'y voient que du feu.

Feu.

Les flammes se sont éteintes, pompière aguerrie.

Athena a allumé un nouveau film en arrière plan tandis que nous buvons, sourires aux lèvres. Une tasse de chocolat fumant entre les mains, yeux fixés sur la violence, volupté qu'Athena semble vénérer. Temple des plaisirs.

Hector écrit à toute volée, lové entre Athena et moi, sourcils froncés et langue entre les lèvres. Son stylo virevolte entre ses doigts, il réfléchit si fort que la fumée vole de ses oreilles, yeux brillants focalisés sur ses notes.

Je ne mérite pas ce bonheur.

Il écrit alors, des petits mots aux coins des phrases, écriture ronde de l'homme qui prend le temps de s'appliquer, qui a tout le temps du monde, écriture de l'attentionné. Tout le contraire de Thomas. Je me surprends à les comparer, eux qui sont si différents. Hector, voisin ensoleillé. Thomas, qui en réalité à tout de la brutalité masquée derrière ses belles lunettes embuées. Le réel soleil devrait être Hector, lui qui brille, qui irradie la bonne humeur. Pourtant je ne vole pas vers lui, je ne crame pas pour lui, je ne brûle pas pour lui.

Tais toi, Achille. Tu vois des astres là où il n'y en a pas, tu embellis ton monde pour masquer ta souffrance derrière de l'art inexistant, tu essayes d'idéaliser ta douleur pour moins la vivre. Crois-tu que te cacher te fera moins ressentir les piques de la vie? Crois-tu pouvoir échapper aux Parques? Crois-tu que ta vie n'aies pas été tissée méticuleusement par leurs doigts arides? Tu n'es rien, Achille, tu ne peux échapper au monde, tu en es prisonnier et la clé a été jetée, loin, dans les tréfonds de l'univers, là où toi et tes demi-dieux ne pourront aller la récupérer, mi-hommes mi-monstres, coriaces pour mieux se voiler la face.

Hector écrit des poèmes. Des poèmes heureux. Je le vois dessiner des fleurs, des étoiles, je le vois créer un monde sur sa page, au gré des cris des guerriers effarés sur la télé. Il pue la joie, je devrais jalouser mais je ne l'envie plus, je veux seulement qu'il m'inclut dans son monde, dans sa bulle, je veux dessiner à ses côtés. Reprends-toi, Achille.

Est-ce l'attrait de l'art qui me chamboule ainsi les pensées? Ou est-ce le film nul à chier qu'Athena s'évertue à regarder?

Je me lève, dérangeant momentanément Apollon pour aller me resservir une tasse de chocolat. Athena ne détourne pas les yeux de son film, elle reste, béate, yeux étoilés, sourire dévoilé, prostrée devant les guerriers, tandis que le pacifiste Héphaïstos continue de dessiner sur sa feuille, perdu dans un univers que nous ne pourrions imaginer.

Quand je me rassois, il relève momentanément les yeux et me tend son cahier. Entre les lignes à demi effacées d'un poème est dessiné un portrait. Je le regarde, essayant de comprendre. Puis je le vois: l'elfe svelte qu'il a dessiné est moi. Longue chevelure tombant sur ses épaules, épaules dénudées, corset resserré, pantalon évasé, je me tiens, arc à la main, regard déterminé.

Tu es né sous la pluie,

Bel héros égaré,

Tu n'as aimé qu'autrui,

Bel héros défiguré,

Tu n'es que pièces d'un puzzle éventré,

Bel héros anéanti.

Et je ne pouvais t'aimer,

Bel héros affaibli.


"C'est toi qui a écrit ça?" je chuchote,

Il hoche la tête,  un petit bout de soleil sur les lèvres.

"C'est incroyable."

Le tournesol se déplie sur son visage, éclairant ses traits d'un sourire éclatant.

" T'écris mieux que ton père"

A ces mots, il éclate de rire. Et mon coeur éclate aussi. Cette fois, il ne se brise pas, il ne se détruit pas. Il explose d'un feu magnifique, artifices dansant avec les étoiles, bonheur rouge et or.

AchilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant