17

100 16 0
                                    

Souviens-toi de ton père, Achille pareil aux dieux. Il a mon âge, il est, tout comme moi, au seuil maudit de la vieillesse. Des voisins l'entourent, qui le tourmentent sans doute, et personne auprès de lui, pour écarter le malheur, la détresse! Mais il a, du moins, lui, cette joie au cœur, qu'on lui parle de toi comme d'un vivant, et il compte chaque jour voir revenir son fils de Troie

Priam venu réclamer le corps de son fils Hector à Achille, l'Iliade

58 appels manqués. 102 messages.

Le soleil essayait de remonter, visage coincé entre deux montagnes, baillant, bavant, rouge sang, Hélios déchu. Il essayait d'étirer ses bras traitres, ankylosé, il se relevait, Orphée maudit, les chiens des Enfers derrière lui.

Fils de Troie, fils de roi, j'avais repris mon pouvoir, j'avais osé cisailler moi-même les ailes collées à mon dos, j'avais moi-même ôter les plumes qui m'ornaient, j'avais moi même arracher ma liberté pour que tes rayons mortels s'éloignent de ma peau, pour que je ne brûle pas, pour pas que je ne flambe sous ton regard incandescent.

Tu avais laissé des messages dans ma boîte, des messages tantôt de haine, tantôt emplis de tes pleurs. Tu reniflais face à ton portable, tu me donnais ton âme, tu me vomissais ton coeur, et tu emplissais ma boîte de ta laideur.

Tes mots glissaient sur ma peau.

J'entendais le flot de tes émotions avec dégout. Je savais que tu jouais, que tu ne croyais pas un seul mot de ce que tu disais, que tes larmes étaient aussi factices que tes sourires mielleux. Sisyphe avait rompu sa roche, Sisyphe ne recommencerait pas sa torture, pas aujourd'hui, Icare ne souhaitait plus voler, Prométhée ne se ferait plus bouffer par toi, vilain charognard.

Au bout de l'écoute d'une dizaine de tes messages, j'avais éteint mon téléphone. Puis j'avais fait quelque chose d'impensable. Je suis allé me coucher.

Lumière éteinte, je savourais le pouvoir que je m'étais octroyé, pouvoir qui m'étais dû, pouvoir qui était mien, pouvoir que je possédais. Je savais que j'avais le droit de ne pas te répondre, que j'avais le droit de ne pas être ton esclave, que j'avais le droit de m'émanciper de tes griffes. La Belle s'était échappée de la Bête, maintenant la Bête s'échappait du monstre.


Il faisait froid dehors. Le brouillard câlinait les murs frigides des immeubles. J'arrivais au café, endormi, près à profiter d'une tasse bouillante de caféine. J'étais allé toute la journée en cours, aujourd'hui, j'avais frénétiquement noté les paroles de mes professeurs, comme pour prouver que je pouvais le faire, comme pour prouver que j'étais productif, comme pour prouver que je n'étais pas une simple décoration dans la pièce, que j'étais réel, humain. Je pense, donc je suis, j'écris, donc je suis, je respire, donc je suis. Je suis. Je suis! Brume cognitive, j'aspirais à avaler le feu. Je voulais avaler les flammes. Je voulais toute la connaissance du monde. Je voulais prouver que je pouvais, j'en étais capable, j'étais capable de tout, j'étais imbattable, j'étais Achille!

Tasse entre les mains, grelotant sur la terrasse comme pour prouver que contrairement aux autres, je ne crevais pas de froid, je me laissais intérioriser mes victoires. Achille, vainqueur de toutes les batailles qu'il initie, Achille, champion de la guerre, Achille, guerrier doré, Achille, Achille.

Chez moi me parait plus glacial encore.

AchilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant