Chapitre 45

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Le service était fini, les cafés sur les tables. Jeanne aidait Paul à se déplier et à remettre sa tête droite sur son corps. Elle repartit encaisser les clients. Suzanne était restée avec Paul, ils nettoyaient la vaisselle. Paul se demandait quelles recettes essayer en premier. Suzanne opta pour travailler les deux sauces qui était la marque de fabrique du chalet. Paul se souvenait du pain trempé dans les plats. Il sautillait dans la cuisine à l'idée de les retrouver, de s'imaginer le soir dans l'appartement, au-dessus. Il avait passé quinze ans à sursauter lorsque deux ou trois fois par an, la sonnerie de son appartement vibrait. Il s'était créé un vide hermétique. Il avait cru se protéger, il s'était juste éteint . Le silence allait bien avec le blanc et le vide. Lui, l'esseulé, imaginait les pièces débordant de musique, de coussins, de voix entremêlées, de coups joyeux portés à la porte d'entrée. Ils se donnèrent rendez-vous une heure plus tard à l'appartement. Paul proposa à Laure et Roland de passer le soir pour goûter avec eux. Ils viendraient ensemble, bien sûr, leurs pas s'accordaient si bien depuis le matin.

Paul reprit le chemin de sa rue, fit à nouveau un détour par l'immeuble où il passait ses journées, pour être sûr de ne pas oublier d'aller au travail lundi. Il fit demi-tour, acheta des marrons chauds, une guirlande et un sapin en carton, et fila chez lui. Laure était rentrée, de la musique s'échappait de la loge. Rien n'était plus pareil dans son kilomètre carré. Monsieur Patate l'attendait, il avait lécher toutes les casseroles, et gisait au milieu le ventre étalé sur la table. Il ouvrit un œil, et se remit sur ses quatre pattes pour accueillir Paul. Paul nettoyait la cuisine, pas pour la rendre plus propre et blanche, mais pour mieux réutiliser tous les ustensiles, et remettre encore plus de désordre. Il posa le sapin sur la table de salon, le décora avec la guirlande. Il ouvrit les volets de la chambre d'amis, pour atténuer l'odeur âcre de renfermé. Il ne fit pas son lit, ne cacha pas le livre bleu, n'ouvrit pas les fenêtres du salon pour sentir le froid. Il n'alluma pas de télévision, il n'en avait pas, mais mit la radio, et Balthazar se mit à chanter. Il prit la résolution d'aller le voir en concert. Il n'eut pas le temps de regarder les dates des concerts, on tambourinait à la porte. Ils étaient là, les bras chargés de sacs, les sacs chargés de viande , d'épices, d'ail, d'oignons, de légumes en tout genre. Roland avait rajouté du chocolat, Antoine du rhum pour aller avec le chocolat. Suzanne les rejoindrai un peu plus tard. Ils goûtèrent d'abord les marrons glacés, le chocolat, et s'assoupirent tous sur le canapé. Un grattement à la porte les réveilla, c'était Suzanne, il était seize heures.

Paul sortit son livre de recettes, Suzanne avait amené la boîte en fer avec toutes les photos. Paul l'ouvrit, et plongea dans les images . Elles ne l'agressaient plus, elles l'imbibaient. A ce moment précis, il fixait les photos de la salle remplie, les assiettes , les goûts revenaient. Il devait cuisiner. Il devait retrouver la sauce, la fameuse. Le goût devait être parfait, celui qui allait avec toutes ses sensations. Il était dix-sept heures lorsqu'il commencèrent. Paul décrivait, et à huit mains ils la préparaient. Antoine faisait cuire un bout de viande sur une plancha qu'il avait amené, ils ouvraient grand les fenêtres, enfumaient tout la rue, et goûtaient. Ils scrutaient les yeux de Paul, et recommençaient. Il était vingt-trois heures trente, lorsque Paul s'arrêta de parler, de bouger, et ferma les yeux. Il était seul au milieu de la salle, sa grand-mère venait de lui poser une assiette avant le service du midi, ou du soir. Antoine se mit à faire cuire toute la viande , et Paul la nappa de la sauce. Il appela par la fenêtre Laure, qui monta aussitôt, suivie de Roland qui passait par là, sûrement. Paul était invincible ce soir. Ils n'étaient plus là, mais ils étaient avec eux, dans chaque bout de pain trempé. Ils restèrent tard dans la nuit, rien ne pouvait les arrêter. Laure raccompagna Roland qui repartit d'un pas plus léger que tous les autres jours. Suzanne s'était 'endormie sur le canapé, ils la couvrirent de plaids. Paul proposa à Antoine et Jeanne d'inaugurer la chambre d'amis, au bout de quinze ans. Ils rougirent, et rajoutèrent d'une voix - En tout bien tout honneur. Ils faisaient durer, encore, le plaisir de l'avant de leur évidence.

Les Fleurs poussent aussi sous le bétonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant