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Le bruit du couteau sur la planche à découper résonne comme des coups de massue dans le crâne d'Aimée. Dimanche soir, c'est à son tour de cuisiner. Mais elle se sent déjà lourde et épuisée alors qu'elle vient juste de couper une tomate. Si sa concentration s'évapore trop vite, elle risque de se trancher le doigt.

- Besoin d'aide ?

Aimée sursaute et tranche la tomate d'un coup sec. Le jus se répand sur la planche en bois comme du sang. Elle se retourne vers l'éducatrice avec un sourire factice.

- Je veux bien, Michelle.

- Est-ce que ça va ? Tu as l'air fatiguée.

Non, ça ne va pas. J'ai juste envie de m'endormir pour ne plus jamais me réveiller.

- Ça va... C'est la fatigue, comme tu dis...

Prise de pitié, Michelle s'apprête à lui dire d'aller se reposer quand les portes de la salle commune s'ouvrent bruyamment. Loni apparaît, revenant de l'hôpital. Lorsqu'il aperçoit sa sœur, il s'arrête sur le seuil, l'air coupable. Il ne s'est pas loupé, pense Aimée à la vue de son avant-bras plâtré jusqu'au coude. Des cernes plus épaisses que d'habitude soulignent ses yeux tandis que plusieurs plaies cicatrisent sur sa mâchoire. Yanis, le jeune éducateur qui l'accompagne, lui donne un petit coup dans le dos pour le sortir de sa torpeur.

- Relax, lui chuchote-t-il pour le rassurer. Ta sœur ne t'en voudra pas éternellement.

- Elle peut se montrer très rancunière quand elle le veut... marmonne Loni.

En effet, Aimée lui tourne aussitôt le dos pour se reconcentrer sur ses tomates. Hors de question de lui pardonner maintenant, surtout devant tout le monde pour assister à leur réconciliation. De toute façon, Aimée n'a pas la force de lui parler. Elle jette ses dés de tomates dans une marmite avec de l'huile d'olive et de viande hachée, puis fait chauffer le tout.

Les adolescents du foyer dînent dans le brouhaha habituel des fins de semaines. Sam alimente sans cesse la conversation, comblant l'absence de participation d'Aimée et de Loni. Chaque fois que quelqu'un s'aventure sur le terrain miné de « l'incident de la cafet », l'aîné fusille cet effronté du regard tandis que la cadette toise son frère en serrant sa fourchette. Pour une fois, Loni ne fait aucune remarque quant à l'assiette d'Aimée qu'elle a à peine touchée.

Plus tard dans la soirée, Loni prend son courage a deux mains pour parler à sa sœur. Face à la porte de sa chambre, il toque : un coup long, trois petits coups, puis deux courts. C'est leur signal, celui qu'ils utilisaient enfants pour se reconnaître derrière n'importe quelle cloison. Comme il s'y attendait, Loni ne récolte qu'un « dégage ! » de la part d'Aimée. Pourtant, il fait le choix de l'ignorer royalement et ouvre la porte.

À peine a-t-il passé la tête par l'encadrement qu'un coussin manque de le décapiter. Loni l'esquive de justesse avec une expression indignée.

- Espèce de sale morveuse ! l'insulte-t-il en ramassant le projectile.

- Et toi t'es malpoli d'ouvrir sans ma permission ! renvoie Aimée depuis son lit.

- Arrête tes gamineries et écoute-moi maintenant ! Je dois te parler.

Loni s'avance d'un pas déterminé puis referme la porte de la chambre derrière lui. Il s'y adosse dans un long soupir, avant de laisser ses yeux parcourir la chambre désordonnée de sa sœur. Des étoiles fluorescentes parsèment le plafond et des aquarelles d'oiseaux en cage s'étalent sur les murs, vieilles de l'an dernier, quand la psychiatre d'Aimée lui avait conseillé l'art comme moyen d'expression. Sur la table de chevet, les bonbons se mélangent aux médicaments, toujours à côté du même livre, Le Petit Prince d'Antoine de Saint-Exupéry.

La Symbiose Où les histoires vivent. Découvrez maintenant