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Trigger Warning en commentaire ➪
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— C'est bien que tu te sois fait un nouvel ami, Aimée, c'est très bien, je ne dis pas le contraire. Mais qu'il souffre lui aussi d'anxiété et de troubles alimentaires, c'est une autre chose... C'est toi qui m'as raconté à quel point tu as souffert de son silence, quand il a disparu après une crise d'hyperphagie. Je ne fais que constater, Aimée... Et à la lumière de ce constat, je ne pense pas que fréquenter Paul te sois bénéfique. Mais te faire d'autres amis avec une bonne santé mentale, c'est...

Sandrine poursuit son discours sur l'importance de l'entourage dans le processus de guérison mais Aimée ne l'écoute déjà plus. Qu'est-ce que sa psychiatre insinue en disant que Paul ne lui est pas bénéfique ? Qu'Aimée devrait couper les ponts avec lui ? Ne plus être son amie ? Malgré la rancune qu'elle nourrit envers Paul à cause de la frayeur qu'il lui a faite la dernière fois, Aimée tient à lui. Elle n'a pas envie de l'abandonner alors qu'il est clairement en détresse. Elle-même porte dans son coeur cette blessure, alors elle ne se le pardonnerait pas de l'infliger à quelqu'un d'autre. Et puis Paul est une bonne personne. Elle en est convaincue. Paul est un bon ami. Aimée est la seule capable de savoir qui lui est bénéfique ou non.

Depuis l'épisode du café, elle se demande souvent ce qu'a traversé Paul pour en arriver là. Toutes les personnes qui développent des troubles émotionnels ont à peu près le même parcours, avec des traumatismes plus ou moins importants. Dans le cas d'Aimée, en plus de la crise familiale qui a forgé ou plutôt détruite son image d'elle-même, l'école aussi a été un véritable enfer...
 
Quand elle est entrée au collège, les autres élèves ont trouvé divertissant, dès le premier trimestre, de lui coller des chewing-gums dans les cheveux, de la huer chaque fois qu’elle prenait la parole, de la critiquer ouvertement lorsqu’elle ne faisait que passer… De toute façon, elle était bien trop grosse avec ses soixante-cinq kilos, bien trop pauvre habillée de ses vieilles fringues d’Emmaüs, bien trop bête compte tenu de ses mauvaises notes, bien trop seule à zoner dans la cour telle un fantôme, juste la fille d’une pute alcoolique qui l’a élevée dans la drogue et les gifles… Aimée a tout raconté au psychologue de l’Aide Social à l’Enfance en lui disant qu’elle haïssait l’école et qu’elle préférerait mourir plutôt que d’y retourner. On lui a d'abord diagnostiqué une phobie scolaire, et avec du repos, un an de cours à la maison et des pastilles anti-stress aux fleurs de Bach, le problème serait vite réglé.
 
Étrangement, la petite Aimée Kancel n’allait toujours pas mieux l’année suivante. Ses notes chutaient, à tel point qu’on émit l’hypothèse qu’elle souffrait peut-être d’un trouble de l’attention. Enfin, c’était sans compter sa perte de poids fulgurante lié à son refus de manger et son obsession pour les calories. Un nouveau diagnostic est tombé et il s'appelait Anorexie. On envoya Aimée dans une clinique spécialisée dans les troubles du comportement alimentaire pendant cinq mois. Par la suite, le problème semblait partiellement réglé.
 
Aimée avait treize ans quand sa mère est morte. Et ce n’est seulement qu’après ce drame que les médecins ont compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple mal-être d’adolescente. Elle a commencé à se faire des entailles aux bras, et quand Loni les a  découvertes pour la première fois, Aimée a prétendu qu’elle ne recommencerait plus alors que le soir-même, elle s’en est faite de nouvelles aux cuisses. À quatorze ans, elle a tenté de partir en avalant toute sa boîte d’antidépresseurs, ce qui lui a valu trois mois en hôpital psychiatrique. On parlait de sa santé mentale en des termes barbares : trouble dépressif majeur, anxiété généralisé, stress post-traumatique… Après plusieurs mois de thérapie, shootée aux anxiolytiques, les symptômes se sont légèrement atténués. Cela fait un an et demi qu’Aimée n’a plus touché à un objet coupant dans le but de se faire mal, un an et demi qu’elle s’est forgée ce masque de faux bien-être qu’elle s’efforce de porter en société. En réalité, le problème n’a jamais été réglé.

La Symbiose Où les histoires vivent. Découvrez maintenant