Janvier 1959

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Arlette, 15 ans

Toute la famille m'accompagne devant les grilles du pensionnat. Il faut dire que je n'en mène pas large. Je pensais que mon passage derrière ces hauts murs ne serait que provisoire. Mais papa et maman m'ont expliqué que les temps sont durs, alors, dans l'espoir de se soulager un peu, ils ont décidé de me laisser un nouveau trimestre ici. En plus, la nouvelle guerre prend de l'ampleur et on ne sait pas trop à quoi s'attendre. Ils m'ont assuré que je serai plus à l'abri ici.

Je sais lire, écrire et compter, ça suffit si je veux reprendre la ferme un jour, mais ils ont d'autres projets pour moi : je dois aller jusqu'au certificat d'études. Quand ils me l'ont annoncé, j'ai osé quitter la table pour la première fois de ma vie. Je ne voulais pas qu'Antoine et Marius me voient pleurer, ils allaient encore dire que je n'étais qu'une gamine. Papa ne m'en a pas empêché, il a compris.

Maman est venue me voir dans la chambre peu de temps après, quand mes sanglots étaient moins forts. Elle caressait mes cheveux comme j'aime, comme elle le faisait lorsqu'elle m'aidait à m'endormir. Elle m'a expliqué que j'étais une jeune fille intelligente et qui était capable de faire des études. Ensuite, elle a pris sa voix douce, mais a insisté longuement sur un point :

— Tu sais, Arlette, je n'ai jamais eu le choix. Mais toi, je veux que tu aies toujours le choix. C'est pour cette raison qu'il faut que tu t'instruises. Avec la connaissance, tu ne dépendras de personne. Ni d'un mari, ni de nous, ni de tes enfants. Tu m'entends ? Tu pourras suivre tes propres envies, sans avoir à demander la permission à qui que ce soit.

En voyant mon regard perplexe, elle a ajouté :

— Je sais que pour l'instant, c'est difficile à comprendre, mais un jour, tu repenseras à mes paroles et tu sauras que ton père et moi avons pris cette décision, uniquement pour que tu sois heureuse.

Elle a déposé un baiser sur mon front et a ajouté :

— En plus, tu vas retrouver Jacqueline !

Oui, heureusement qu'elle est là, Jacquie ! C'est la première fille à m'avoir adressé la parole lors de mon arrivée au pensionnat. Elle m'a proposé de prendre le lit à côté du sien et à partir de ce moment-là, nous sommes devenues inséparables.

Après de nombreuses embrassades, mes parents et mes deux frères me laissent devant le haut portail métallique. Je prends une grande inspiration et m'engouffre dans les escaliers. Finalement, ce pensionnat ne ressemble pas à l'idée que je m'en faisais au début. Aucun ogre, aucune sorcière ne s'y cache. Moi qui ai passé l'été à imaginer un vieux château lugubre, perdu au milieu d'une forêt terrifiante et des bonnes sœurs qui s'amusent à frapper sur les doigts des élèves, j'étais bien loin du compte ! L'ancien couvent a été restauré avec goût, les salles de classes sont lumineuses, sentent bon la lavande, et tout le monde se montre bienveillant envers nous, pauvres brebis égarées.

Je suis la première, il n'y a encore personne dans le dortoir. J'en profite pour ranger mes affaires dans la penderie. Je dépose également le cadeau de Jacqueline sur son chevet. Quelques semaines avant la semaine de Noël, j'ai remarqué qu'elle tremblait beaucoup lorsqu'on se mettait au lit. Alors, lorsque j'ai su que j'allais revenir au pensionnat, j'ai eu l'idée de lui tricoté un cardigan.

Au fur et à mesure, le dortoir se remplit. Nous sommes toutes contentes de nous retrouver après deux semaines dans nos familles pour les fêtes. Ça adoucit ma rancœur, je me rends compte qu'elles m'ont manquées. Puis, dans cette joyeuse atmosphère, la grande porte s'ouvre à nouveau : voilà Jacquie. Ces quelques jours sans elle m'ont paru bien longs. Je n'aurais jamais cru rencontrer quelqu'un avec qui je m'entendrais si bien ici.

Tu as pris ton tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant