Avril 1961

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Arlette, 17 ans

La mère de Jacqueline et Marcel nous sert un gâteau aux pommes fumant, ainsi que de la limonade bien fraîche. Sa salle à manger est devenue notre nouveau bureau durant les vacances de son fils qui adore jouer au professeur.

— Il faut que vous repreniez des forces, mesdemoiselles ! C'est la dernière ligne droite. Toi aussi, mon grand, ajoute-t-elle en passant sa main dans les cheveux bruns de son aîné.

— J'en ai bien besoin ! Enseigner demande presque plus d'efforts que de retenir une leçon, surtout lorsque mes élèves sont dissipées.

Marcel m'adresse un clin d'œil à travers ses lunettes et déclenche notre hilarité. C'est vrai qu'avec Jacqueline, nous avons tendance à nous éparpiller facilement, surtout moi. Tous les sujets sont intéressants comparés aux mathématiques ! Marcel nous charrie, mais il se laisse prendre au jeu, lui aussi ! Nous parlons voyage, musique, et parfois même, couture. J'apprends aux Guichard les bases en matière de tissus et d'empiècements.

Je ne suis pas certaine que leur intérêt soit véridique, mais ils voient mon visage s'illuminer de passion et de ferveur, alors ils me laissent en parler. Il faut dire que rares ont été les jours où j'ai été animée par quoi que ce soit ces derniers mois. Mais petit à petit, on dirait que je reprends vie. C'est peut-être l'arrivée du printemps.

Je ne parle plus de Richard, pour le plus grand bonheur de Jacqueline. J'ai décidé que le considérer mort était le meilleur moyen pour moi d'avancer. Par ailleurs, je me suis promis d'épouser le premier à qui je plairais suffisamment pour ne pas me tenir rigueur si, par malheur, il apprenait ce que j'avais fait avec Richard, la nuit de mon anniversaire. J'ai conscience qu'une passion comme je l'ai vécue ne se représentera pas et je commence doucement à l'accepter. Ce n'est pas grave. Je me sens chanceuse d'avoir connu cela une fois dans ma vie.

Jacquie m'offre une part de gâteau que je déguste avec délice. Nous évoquons les beaux jours dont nous pourrons bientôt profiter, après l'obtention de notre diplôme. Même si évoquer la Saint-Jean me tord le cœur, c'est une belle motivation que de penser au bal du samedi, et surtout, à la liberté que nous pourrons goûter.

Pour l'instant, Paris demeure trop chère pour que nos parents nous y envoient. Nous irons donc à Montpellier. Leur université est réputée et Marcel y étudie déjà. Il s'est déjà renseigné sur des maisons de couture qui voudraient bien me prendre à l'essai. C'est très gentil de sa part. Je me dis qu'une fois formée, je pourrai me rendre à la capitale avec un bagage plus solide !

— On s'y remet ?

Notre professeur nous rappelle à l'ordre en prenant son rôle très à cœur. Je roule des yeux, mais retourne à ma place sans rechigner. Je m'installe sur la table basse, étant la plus petite, tandis que Jacqueline travaille sur la table à manger. L'éloignement favorise notre concentration et évite les tricheries.

Je me replonge dans mes livres et entends le crayon de mon amie gratter le papier. De mon côté, je relis trois fois l'énoncé du problème avant de demander de l'aide.

— Marcel, peux-tu m'expliquer une nouvelle fois la différence entre sinus et cosinus ? J'ai juste retenu que la tangente était le rapport entre les deux. Enfin... je crois.

Mon professeur particulier accourt à la rescousse et s'assoit près de moi. Marcel dégage une aura de douceur et de bienveillance. Il prend le temps de m'expliquer, et, devant mon air décontenancé, de m'expliquer à nouveau en changeant de méthode. Il me donne l'exemple d'un patron de vêtement et me montre comment, à l'aide des règles trigonométriques, je peux le dessiner. Tout s'éclaire dans ma tête et me paraît plus logique. Je hoche la tête, convaincue d'avoir enfin assimilé le concept.

Jacqueline s'éclipse et nous laisse entendre que c'est pour faire un passage aux toilettes. Marcel, lui, ne retourne pas à sa place et reste près de moi, en fixant mon stylo qui rédige la solution de l'exercice. Je me sens soudainement mal à l'aise face à cette proximité nouvelle que la présence de sa sœur annihile.

Je me redresse et me penche un peu plus sur ma feuille afin de lui cacher la vue. Il toussote avant de s'avancer lentement vers une pente glissante :

— Ils passent un film génial en ce moment au cinéma...

Je ne relève pas et continue à griffonner. Je ne sais pas si j'invente, mais je crois bien que je lui fais de l'effet. Jusqu'à présent, j'étais simplement la meilleure amie de sa petite sœur, mais aujourd'hui, on dirait qu'il s'intéresse à moi différemment. J'interprète peut-être sa proposition de la mauvaise manière. C'est un garçon gentil, il doit agir de la même façon avec tout le monde. J'espère pour lui en tout cas. Il ne mérite pas que je lui brise le cœur.

— Je me disais qu'on pourrait s'y rendre un soir ? reprend-il. Enfin, avec Jacquie aussi, bien sûr !

— Oh, tu sais, je n'aime pas trop le cinéma.

Ce mensonge me brûle les lèvres. Ce n'est pourtant qu'à moitié faux. J'aimais le cinéma, avant. Même Jacqueline a cessé de me le proposer pour me changer les idées.

Marcel reste interdit quelques instants avant de rebondir, avec un flegme remarquable :

— On pourrait aussi sortir faire des balades ou aller danser. Contrairement à ce que vous pensez, je ne fais pas qu'étudier ! À Montpellier, il y a plein d'endroits que je pourrai vous montrer.

— Des endroits pour quoi faire ?

Jacqueline pose la question naïvement en revenant s'asseoir. Je relève enfin le nez de mon cahier et attends que Marcel réponde. Il sourit à sa sœur et répond fièrement :

— Des endroits où l'on danse et où vous aurez besoin d'un chaperon !

Avec Jacquie, nous éclatons de rire, sachant toutes les deux à quoi nous pensons. Marcel qui danse ? Nous aimerions bien voir ça ! Ce dernier croise les bras et prend la mouche, Jacquie en remet une couche :

— Tu te souviens de la dernière fois où tu as tenté de danser lors du mariage de la cousine Annie ? C'était, disons, mémorable.

Marcel devient un peu rouge, mais il conserve son calme légendaire. De mon côté, je suis heureuse de la tournure que prend la conversation, loin d'une perspective de rendez-vous amoureux. Il relève ses lunettes sur le haut de son nez et rétorque :

— Eh bien, chère petite sœur, il semblerait que je doive pratiquer un peu plus. Mais je suis sûr qu'avec de la bonne musique et de la bonne compagnie, je pourrais m'améliorer.

Mon amie et moi échangeons un regard complice et je décide de voler à la rescousse de notre danseur en devenir :

— Ne t'en fais pas, si j'arrive à résoudre mes exercices de mathématiques, il n'y a aucune raison que tu ne sois pas le roi du twist et du rock'n'roll avant la fin de l'été !

Jacqueline hoche la tête avec enthousiasme, approuvant l'idée. Marcel, quant à lui, paraît ravi de la perspective de nous faire plaisir.

— Parfait ! Alors, préparez-vous à être épatées, mesdemoiselles.

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