Septembre 1959

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Arlette, 15 ans

L'intérieur du café est baigné d'une lueur chaude et tamisée, filtrée par les rideaux en dentelle qui habillent les grandes fenêtres. Des volutes de fumée flottent dans l'air, au-dessus des clients réunis ici pour partager des conversations animées et savourer leur tasse de café et leurs cigarettes. Je suis là sans être là.

Je tripote la nappe à carreaux rouges et blancs depuis plusieurs minutes maintenant, essayant de porter mon attention sur autre chose que l'étau qui enserre ma gorge. Le garçon nous amène nos cafés au lait et je croise le regard bienveillant de ma meilleure amie qui a très bien compris que quelque chose me tracasse. Je finis par cracher le morceau :

— Marius est parti pour l'Algérie.

Le visage de mes amis se mortifie. D'un revers de main, je chasse mes larmes ainsi que l'idée que mon frère pourrait ne jamais revenir, avant d'ajouter :

— Ils ont d'abord appelé Antoine, mais Marius n'a rien voulu savoir. Il a dit que c'était lui le plus âgé et que même s'il avait déjà fait son service, c'était à lui de partir.

— Ça va aller, essaye de me consoler Jacquie. Certains disent qu'il n'y en a plus pour longtemps et puis, ils ne vont quand même pas l'envoyer dans des zones dangereuses.

Un silence s'installe. Félix et Richard échangent un regard entendu avant de baisser les yeux. Bien sûr qu'ils vont l'envoyer dans des endroits dangereux, je ne suis pas naïve à ce point ! On a déjà entendu trop d'histoires sur des jeunes hommes comme Marius, morts au combat ou faits prisonniers. Mon amie reprend afin de casser le fil de mes pensées :

— Tes parents tiennent le coup ?

— Ma mère est dévastée, mon père n'a pas prononcé un mot depuis le départ et Antoine s'est sauvé en jurant et en claquant la porte. Je vous assure, je suis bien contente d'être au pensionnat !

— Moi, j'attends qu'ça, qu'ils m'appellent ! déclare Richard. J'ai envie de voir un peu de pays et de casser du fellagha !

Je le dévisage, bouche bée. Jacqueline pique une colère avant que je ne trouve une réponse à cette aberration :

— Comment tu peux dire une chose pareille, espèce d'idiot ? Des soldats meurent et toi, tu crois que ce sont des vacances sous le soleil des colonies ?

— J'ai pas parlé de vacances et ne me traite plus jamais d'idiot, d'accord ? J'dis juste que ça n'me déplairait pas de partir au combat et de servir à quelque chose ! Pas toi, Félix ?

Ce dernier semble embarrassé d'être pris à partie et bafouille :

— Oh... Moi, tu sais, j'aime bien le calme et la chaleur de mon foyer. S'il faut y aller, j'irai, sinon j'resterai volontiers planqué ici !

— Voilà un raisonnement plus que sensé, déclare Jacqueline en offrant son plus beau rictus à Richard.

Le jukebox continue de diffuser sa musique entraînante, mes amis débattent sur ce qui est le mieux entre partir combattre et se cacher ici en attendant que l'orage passe, pendant que je m'imagine le pire. Mon frère se rend sous les feux ennemis, Richard aimerait se faire enrôler lui aussi et cette foutue guerre n'en finit pas.

Je me terre au fond de ma chaise tandis que ma vue se brouille.

— Ça n'va pas, Arlette ?

Le fait que Richard remarque que ma bonne humeur habituelle a foutu le camp me console presque instantanément. Il contourne la table et vient s'asseoir à côté de moi sur la banquette. La mâchoire de Jacqueline se contracte. Je sais exactement ce qu'elle pense : il dit des bêtises et ensuite, il fait le mielleux pour se rattraper.

C'est le cas. Et il se rattrape toujours.

— Ton frère va s'en sortir, me glisse-t-il à l'oreille, j'en suis sûr. Il a déjà servi, ça veut dire qu'il sait manier les armes et qu'il sera prudent s'il se trouve face au danger.

— Merci, Richard. J'espère de tout cœur que tu as raison.

Je murmure en sentant son souffle chaud qui effleure ma joue. Il passe son bras autour de mes épaules, je pose ma tête contre lui. C'est étrange, cette nouvelle proximité entre nous et dans cet instant de vulnérabilité, j'apprécie sa présence rassurante. Les discussions animées autour de notre table s'éloignent, tout le bruit et l'agitation du café s'estompent. Dans cette bulle protectrice qui se crée autour de nous, seuls nos sentiments se font écho.

Mon regard se perd dans les yeux de Richard, et j'y lis une promesse de soutien et d'espoir. Ses doigts dessinent des petits cercles sur mon bras. Un léger sourire se dessine alors sur mes lèvres, tandis que les battements de mon cœur s'accélèrent.

Jacqueline, observant notre échange silencieux, arque un sourcil d'un air taquin, mais respecte notre intimité. Elle entraîne d'ailleurs Félix vers le jukebox, prétextant qu'elle a une envie soudaine d'écouter Line Renaud.

Le silence enveloppe notre petit coin de table, mais il n'est pas pesant. Au contraire, il est rempli d'une connexion palpable, d'une compréhension mutuelle qui n'a pas besoin de mots. Nous savons tous les deux que nos vies sont peut-être sur le point de changer, que l'innocence de notre jeunesse s'effrite peu à peu sous le poids des événements et qu'il faut à tout prix profiter de ces instants-là. Des moments doux, paisibles, où l'on apprend à se connaître et peut-être même, à s'aimer. Ceux dont on se souviendra toute notre vie.

Alors, dans ce moment d'intimité partagée, je m'autorise à m'accrocher à l'espoir que Richard m'offre. Je laisse mes peurs s'estomper, au moins pour un instant, et je choisis de croire en la bonne étoile de mon frère, en sa force et en celle de tous ceux qui se trouvent dans cette même situation.

Mon protecteur finit par briser le silence en continuant à balader sa main sur ma peau :

— Tu sais, un jour, on pourrait sortir. J'veux dire, sans les autres. Juste toi et moi.

Je redresse la tête pour lui faire face. Je me retiens de lui hurler que oui, bien sûr, j'en serais ravie. À la place, je contiens ma joie du mieux que je peux :

— Oui, on pourrait. Que ferions-nous ?

Ma question semble le prendre au dépourvu. Il remet soigneusement ses cheveux en place avant de répondre, cherchant ses mots avec une légère hésitation :

— Ce que tu veux ! On pourrait aller au cinéma ou à la fête foraine ? Ou bien, on pourrait simplement se promener et j'pourrais te faire découvrir de jolis endroits que j'connais. Enfin, si ça t'dit.

Sa proposition me fait sourire. Imaginer ces rendez-vous à venir, partager quelques heures seule avec Richard, me remplit d'une douce excitation. Je peux à peine croire que ce que j'ai tant espéré se concrétise enfin. Je réponds dans un mélange de bonheur et de timidité :

— Oui, bien sûr.

Ces mots, voilà des mois que j'en rêve et que je les espère. L'idée de passer du temps en sa compagnie, loin des regards indiscrets et des interférences extérieures, me comble d'une joie indescriptible.

La guerre et les mauvais jours paraissent bien lointains. La pensée que Richard aussi pourrait être appelé bientôt me traverse l'esprit. Puis je me rappelle que ses 18 ans sont encore loin et que d'ici là, le conflit aura cessé.

Mon œil est soudain attiré par deux drôles oiseaux en train de gesticuler. Je tire Richard par la main et nous rejoignons en riant Jacquie et Félix qui dansent devant le jukebox. La guerre et la peur, ce sera pour plus tard !

"C'est toi ma petite folie

Toi, ma petite folie

Mon petit grain de fantaisie

Toi qui bouleverses

Toi qui renverses

Tout ce qui était ma vie"

Tu as pris ton tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant