Arlette, 17 ans
— Où est-il ?
— Je...
— Félix, pour la dernière fois, je te demande où est Richard.
La tension dans l'air est palpable. S'il ne me répond pas clairement, je risque de perdre patience et je ne sais pas de quoi je serais capable.
Richard n'est pas venu à notre rendez-vous habituel devant les grilles du pensionnat. Je l'ai attendu près d'une heure, mais ça ne lui ressemblait pas. Je me suis inquiétée, j'ai cru qu'il avait eu un accident avec sa mobylette. J'ai demandé aux passants s'ils avaient entendu quelque chose à propos d'un jeune homme, grand et blond, qui aurait eu des ennuis. Personne n'a su me répondre.
J'ai couru jusqu'à l'atelier. Peut-être me faisait-il une surprise ? Peut-être avait-il oublié de regarder l'heure ? Mais l'atelier était silencieux, tout était à sa place et sans la moindre trace de Richard. J'ai vérifié dans tous ses carnets, il n'a laissé aucun mot.
À bout de souffle, je suis repartie au pensionnat demander de l'aide à Jacquie. Elle se souvenait sur quel chantier Félix travaillait et nous y sommes allées ensemble. Il a fait une drôle de tête en nous voyant. Le genre d'expression qui n'a fait qu'accentuer le mauvais pressentiment qui me compressait la poitrine depuis ce matin.
Et maintenant, il se tient droit devant nous, au bord des larmes lui aussi. Je fais un pas de plus en avant et Félix finit par cracher le morceau en abaissant les épaules :
— Il est parti, Arlette.
— Parti où ?
— Pour l'Algérie.
Aucun mot ne sort de ma bouche. J'essaye de dire quelque chose, rien. Aucun son. Je suis vidée, je ne suis plus là. Les yeux rivés vers le sol, Félix ajoute en bégayant :
— Je suis désolé. Je n'en savais rien...
Jacqueline se charge de porter le coup de grâce :
— C'est une habitude chez vous, de mentir ?
— Il m'a dit que ce n'était pas sûr, qu'au pire, ce ne serait pas pour longtemps et que surtout, je ne devais rien dire ! Arlette, tu dois me croire, me supplie Félix en attrapant mes mains.
C'en est trop, je m'enfuis en pleurant. J'ai la nausée, je n'arrive plus à respirer. L'air me manque. Je suffoque. Richard est dans cet enfer, là-bas, à l'autre bout de la mer. Il est parti et ne m'a rien dit alors qu'il a promis qu'il ne m'abandonnerait pas. Il a dit qu'il voulait faire de moi sa femme, bon sang !
Jacquie accourt et me prend dans ses bras. Je m'effondre. Mes jambes ne me tiennent plus et mes sanglots redoublent. Ma sœur de cœur essaye par tous les moyens de me calmer, mais je hurle. Les gens autour de nous me dévisagent, l'air à la fois choqué et désolé, je dois faire peine à voir. Jacqueline me conduit dans une rue plus calme, alors que l'affolement continue à me gagner :
— Il est parti rejoindre Antoine, c'est ça, hein ? Il va mourir lui aussi, Jacquie. Et moi, qu'est-ce que je vais faire ? Je vais attendre de recevoir sa médaille de guerre ? Je ne peux pas...
Je suis à terre. Jacqueline m'aide à m'appuyer contre un muret et me fait de l'air. Elle me murmure que ça va aller. Mais non, rien ne va jamais plus aller.
— Et s'il ne revient pas, qui voudra de moi ?
— Ne dis pas ça, Arlette, tu es formidable, tous les garçons voudraient de toi !
— Plus maintenant, Jacquie...
Son regard s'élargit d'effroi, réalisant soudain la portée de mes mots.
— Tu as... La nuit où vous...
J'acquiesce lentement, incapable d'en dire plus, submergée par le chagrin. La panique s'immisce dans ses prunelles lorsqu'elle réalise ce qu'il s'est passé entre Richard et moi. Je baisse la tête, honteuse.
— Oh Seigneur ! Mais à quoi pensais-tu ? Et si tu es enceinte ?!
— Je ne le suis pas.
Ma voix est à peine audible. Jacqueline laisse échapper un soupir de soulagement et se met à faire les cent pas. Elle marmonne dans sa barbe, mais j'arrive à déceler certains mots :
— Je le savais... Il avait insisté... Une nuit dans ses bras, tu parles ! J'avais raison depuis...
— À propos de quoi ?
Elle tressaille et secoue la tête :
— Rien.
— Dis-moi.
Sans que je m'y attende, Jacqueline devient écarlate et ses yeux se remplissent de larmes à son tour :
— J'ai voulu y croire moi aussi, Arlette. Je voulais me tromper, m'avouer vaincue et admettre que Richard était peut-être le bon pour toi. Il m'a bassinée pendant des semaines pour que je vous couvre tous les deux, cette nuit-là. Il disait que ça te ferait plaisir, que tu lui en parlais depuis longtemps et j'ai cédé. Je l'ai cru. Oui, j'ai vraiment cru qu'il t'aimait...
— Mais il m'aime...
Je chuchote, terrifiée à l'idée que ce soit faux, imaginant un seul instant que toute cette histoire ait été basée sur des mensonges. Mon nez coule, mes mains sont gelées et en même temps, je suis trempée de sueur. Jacqueline parle de plus en plus fort, fait de grands gestes pendant que je me recroqueville au sol, terrassée par la peur que Richard se soit joué de moi. Elle exulte :
— Et où est-il, hein ? Pourquoi ne t'a-t-il rien dit ? Il t'a eue et est parti voir ailleurs, on ne sait où, voilà ce qu'il s'est passé ! Et en plus, il ose nous faire croire qu'il est parti à la guerre ? Comme si on allait tomber dans le panneau ! Tout le monde dit que c'est bientôt terminé, alors à d'autres !
Elle reprend son souffle, interdite, consciente que ses mots résonnent en moi comme une sentence inacceptable. Mais elle ne gagnera pas. Jacqueline se trompe. Richard n'a pas pu me faire ça. Il m'a prouvé tant de fois qu'il m'aimait, je refuse de lui prêter de mauvaises intentions. Toujours à terre contre le mur glacial de cette ruelle venteuse, je me ressaisis :
— Il va m'écrire, il va tout m'expliquer. Tu vas voir !
Elle hoche la tête, mais je vois bien qu'elle n'y croit pas. Il n'a pas pu s'évaporer ainsi, d'ici à quelques jours, je saurais exactement ce qu'il s'est passé. J'espère simplement qu'il n'est pas parti pour l'enfer des bombes et des mines. Il me l'a promis...
Jacqueline me tend ses mains que je saisis. Elle m'aide à me redresser, avant de me serrer dans ses bras. Elle murmure à mon oreille :
— Je l'espère de tout mon cœur.
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Tu as pris ton temps
RomanceEn faisant sa tournée habituelle à travers les rues étroites du village, Lila, infirmière à domicile, rend visite à Arlette Guichard, veuve d'un patient décédé. En plein tri dans sa grande maison, Arlette se fait une joie de partager ses souvenirs d...