Juin 1959

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Arlette, 15 ans

Aujourd'hui a lieu la fête de la Saint-Jean. Même Jacquie est là ! Un travail de longue haleine a été nécessaire pour la convaincre de demander la permission à ses parents d'y aller avec moi. Elle a écouté mes conseils : "Tu prends un air langoureux et tu leur dis ce qu'ils veulent entendre. Mes frères seront là, ils nous surveilleront." Elle en a eu mal au ventre, mais après quelques questions et recommandations, ils ont fini par dire oui.

Papa et maman ont été d'accord pour qu'on l'accueille. Je crois que ça les rassure que je sois avec une amie et pas seulement avec Antoine et Marius. La seule condition est de rentrer avant la tombée de la nuit, une fois que le feu de la Saint-Jean sera allumé. Ils m'ont même donné quelques francs pour que nous puissions profiter des manèges et acheter des confiseries.

La messe nous semble durer une éternité, mais y assister était non négociable. Les cloches sonnent, nous sommes enfin libres ! J'attrape la main de Jacquie et l'entraîne avec moi pour lui faire découvrir la fête foraine. Quelle merveille ! Des artistes, des caramels, des jeux et des ballons de toutes les couleurs sont installés sur la place de la fontaine. Les hommes ont revêtu leurs plus beaux costumes et les dames, des robes à la dentelle délicate, rehaussées par des colliers de perles.

Je n'ai jamais vu Jacquie avec autant d'étoiles dans les yeux. Elle rit, chante, virevolte. La première chose qu'elle veut faire, c'est un tour de carrousel. Elle m'avoue que son père le lui a toujours interdit, prétextant que c'est pour les mômes. Sans hésiter une seule seconde, je paye sa place. Après un léger sursaut au moment où la sonnerie de départ retentit, un large sourire se dessine jusqu'à ses oreilles.

Alors que nous chevauchons nos chevaux blancs, mon œil est attiré par une arrivée en trombe du côté de l'enclos à bétail. Deux bicyclettes s'immiscent à toute vitesse parmi la foule, provoquant un gros nuage de poussière, ainsi que quelques remontrances de la part des badauds. Les conducteurs imprudents, deux garçons sans doute un peu plus âgés que Jacquie et moi, se mettent à rire à n'en plus pouvoir.

Je ne saurais dire pourquoi, mais tandis que le manège continue sa ronde, je n'en vois plus qu'un. On dirait que la nuit est tombée sur tous les autres pour le laisser briller. Sa peau tannée par le soleil contraste avec la blancheur de son sourire. Il porte une chemise en lin blanc chiffonnée, des souliers recouverts de terre et pourtant, je le trouve très élégant. Mon cœur s'emballe à plusieurs reprises lorsqu'il passe sa main dans ses cheveux blonds.

Ma monture finit par s'immobiliser et je m'empresse d'attraper Jacquie par la manche pour aller le retrouver parmi la foule.

— Mais qu'est-ce qui t'arrive ? me demande-t-elle.

— J'en sais rien, mais faut que je te montre quelqu'un !

— Qui donc ?

— J'en sais rien, j'te dis !

Je la vois lever les yeux au ciel et me suivre malgré tout, entre les forains et leur vapeur sucrée. Il faut absolument qu'elle voie elle-même à quel point ce garçon est incroyable. Et puis, de loin, je n'ai pas pu distinguer parfaitement ses traits, ni même ses yeux !

Je me hisse sur la pointe des pieds pour essayer d'apercevoir son sourire à tomber. Il est là. Je fais signe à Jacqueline de me suivre jusqu'à la buvette. Nous nous tenons finalement à quelques mètres de lui. Essoufflée, et sans doute toute décoiffée, je demeure subjuguée par ce garçon. Les mains dans les poches, il est appuyé contre le comptoir et raconte une histoire qui amuse la galerie. Je tends l'oreille, mais n'arrive pas à distinguer le son de sa voix dans le brouhaha ambiant.

Son ami de tout à l'heure est toujours avec lui, il rit volontiers à la moindre occasion. Il est plus petit que le garçon blond, mais plus trapu. Il porte une casquette et arbore une expression avenante derrière sa fine moustache brune.

Soudain, le blond tape l'épaule de son ami à la casquette et nos regards se croisent. Ses prunelles grises me transpercent et il me sourit. C'est furtif, mais suffisamment embarrassant pour que je parte me cacher derrière une tenture. Jacquie me rattrape, déconcertée :

— Tu les connais ?

— Non, je ne les ai jamais vus. Il est extraordinaire, tu trouves pas ?

— Lequel ?

— Le grand blond, enfin !

— Tu parles, dit-elle en haussant les épaules, ça se voit qu'il se la raconte ! En plus, il doit avoir l'âge de ton frère Antoine.

— Peut-être, mais il est bien plus beau qu'Antoine !

Nous éclatons de rire et décidons d'espionner ces deux nouvelles têtes. Les jeux s'enchaînent. J'emmène Jacquie devant les miroirs déformants. Elle hurle et se cache les yeux tout en riant aux larmes. Puis, nous nous essayons au lancer de conserves sans succès. Avant de nous engouffrer dans la maison hantée, j'arrête mon amie et lui fait un signe de tête vers la droite.

Les garçons tentent de battre le record du marteau. Celui à la casquette frappe le premier et fait un score très honorable, provoquant quelques applaudissements. C'est au tour du blond. Il prend le temps de défaire les boutons de ses manches et de les retrousser sur ses avant-bras. Il jette une nouvelle fois un regard dans notre direction avant de se saisir du marteau. Après un instant de concentration, il réunit toutes ses forces pour frapper. Le compteur explose, tout comme mon cœur.

— Il en fait beaucoup trop ! Tout le monde sait que c'est truqué cet engin-là !

Jacquie a les bras croisés et secoue la tête. Je prends la défense de mon héros du jour :

— Pas du tout ! Il a de la force, ça se voit.

— Si tu le dis, me répond-elle en haussant les épaules.

Après l'heure du déjeuner, les musiciens, armés de leurs mandolines et de leurs accordéons, sonnent l'ouverture du bal musette. Je tremble à l'idée que le garçon se retrouve à côté de moi au moment du quadrille.

Malheureusement, son ami et lui ne dansent pas. Ils préfèrent rester au bord de la piste à taper dans leurs mains, sans prendre part à la farandole. Plusieurs fois, leurs regards se posent sur Jacquie et moi. Je savais bien que je devais attendre une occasion particulière pour porter ma belle robe. Elle tournoie, s'illumine sous les rayons du crépuscule et je n'espère qu'une seule chose : que le bel inconnu me trouve jolie.

Le soleil finissant sa course, il est temps d'allumer le feu de la Saint-Jean. La foule se masse autour de l'immense tas de bois devant l'église. Les hommes embrasent leurs flambeaux et donnent vie au feu de joie. À travers la danse des flammes, j'observe une dernière fois le garçon qui m'a souri. Comme prévu, Marius et Antoine nous rejoignent, anéantissant l'espoir qu'il vienne me parler. Nous rentrons tous les quatre à la ferme et personne n'a de mal à trouver le sommeil.

La nuit sera aussi belle que le jour, car je sais que je rêverai de ses yeux gris.

Tu as pris ton tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant