Tu as pris ton temps

Décembre 1960

Arlette, 17 ans

C'est le premier Noël sans Marius et l'ambiance à la maison est lugubre. Personne n'a prononcé un mot de la journée. Tous vêtus de noir, nous nous sommes rendus à la messe après s'être préparés dans le plus grand silence. Au moment de l'office, les chants de la chorale résonnent et mes larmes coulent lentement. On nous demande de prier pour les nôtres, d'avoir une pensée pour ceux qui ne sont plus là. La belle affaire ! Prier pour leur âme ? Qu'on leur vienne en aide dans l'enfer de la guerre ? Je l'ai fait pendant des mois, ça n'a pas sauvé mon frère et ça n'a pas ramené Richard, dont je demeure sans nouvelles. J'ignore pourquoi je continue à en attendre. Il ne m'a pas écrit depuis qu'il est parti, pourquoi l'aurait-il fait maintenant ?

Les mains jointes et la tête baissée, je m'exécute malgré tout. Une lueur d'espoir subsiste toujours au fond de moi, c'est elle qui me fait avancer. Je continue à croire qu'un jour, Richard et moi, nous nous retrouverons. Car même si je lui en veux, je reste convaincue que nous étions des âmes sœurs. Je ne peux me résoudre à admettre qu'il ne ressentait rien pour moi. Je le voyais dans ses yeux, je l'entendais dans sa voix.

Mais alors pourquoi ? Comment se fait-il qu'il ait disparu sans rien me dire ? Je passe mes journées à osciller entre la rancœur et la tristesse. Il a pris mon innocence, m'a fait miroiter qu'il allait faire de moi sa femme avant de ratatiner mon cœur et disparaître comme un voleur. Mais si j'avais été la cause de son départ précipité ? Si mes paroles l'avaient poussé à supposer que je le quitterais s'il partait à la guerre ?

La chorale reprend, la messe est dite. Nous sortons les uns après les autres sur le parvis glacial. Les connaissances s'arrêtent, discutent et viennent aux nouvelles. Il faut dire que papa et maman sortent très peu depuis que Marius nous a quittés, alors certains retardataires en profitent et présentent leurs condoléances. Je m'éloigne de mon côté, fuyant leur regard compatissant.

De la buée s'échappe de ma bouche. Je ne peux m'empêcher de le chercher parmi le ballet incessant des gens présents pour les festivités. Je vois Richard partout. Des cheveux blonds, une allure élancée ou un blouson de cuir font décoller mon palpitant avant qu'il ne s'écrase inlassablement au sol. Il aurait très bien pu rentrer, avoir une permission de quelques jours. Il se serait empressé de me retrouver au milieu de tous ces gens venus s'entourer de ceux qu'ils aiment. J'ai l'impression que la planète entière est là. Ne manquent que Richard et Marius. Le vide qu'ils ont laissé s'accroît davantage au fur et à mesure que la foule s'épaissit, comme si les absents se distinguaient inévitablement de ceux qui restent.

Ma gorge se noue lorsque j'aperçois Félix. Malgré la pénombre, il est facile de constater qu'il semble chercher quelqu'un lui aussi. Sa mâchoire se resserre lorsque nos regards se croisent, on croirait qu'il a vu un fantôme. Et s'il n'avait pas menti ? Si lui aussi souffrait d'avoir perdu un ami, un frère ? De longs cheveux blonds font irruption entre nous : c'est Marie-Noëlle. Ce n'est pas juste. Pourquoi a-t-il le droit de vivre son histoire avec elle et pas moi avec Richard ?

Il glisse un mot à l'oreille de sa dulcinée qui m'adresse un imperceptible signe de tête avant de disparaître. Félix, lui, vient vers moi en retirant sa casquette en feutre. J'en profite pour m'éloigner du drame qui n'en finit pas de se jouer dans ma famille depuis des mois. Maman n'a rien remarqué, de toute façon, ça fait bien longtemps qu'elle a arrêté de faire attention à moi.

Lorsque Félix se plante devant moi, ma respiration est haletante. En réalité, je réalise qu'il me manque, lui aussi. Après tout, nous étions amis. Notre quatuor et les moments que nous passions me manquent, mais il me fait tellement penser à Richard, j'ai du mal à le regarder dans les yeux.

— Comment vas-tu ? me demande-t-il simplement.

Je hausse les épaules, incapable de prononcer un mot. En triturant son couvre-chef, il bafouille quelques mots qui ont l'effet d'une balle dans mon cœur :