Février 1960

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Arlette, 16 ans

— Si on te demande, tu dis que j'ai soudainement été très malade et que j'ai dû rentrer en vitesse au pensionnat.

J'enfile mon manteau et m'apprête à ouvrir la porte du dortoir.

— Donc on ne va pas au cinéma comme prévu ?

La question de Jacqueline sonne comme un reproche. Elle ne supporte pas que je vois Richard toute seule. Surtout depuis l'histoire avec mon père. Je reviens sur mes pas et essaye de la rassurer.

— On ira la semaine prochaine. Promis.

— Seulement toutes les deux ?

— On peut aussi demander aux garçons, ils seraient contents de venir avec nous.

Elle lève les yeux au ciel.

— Tu sais, Richard ne va pas mourir s'il ne te voit pas une heure ou deux !

Elle ne comprend pas. Si on pouvait avec Richard, on se verrait tous les jours, ou plutôt, on ne se quitterait jamais. Alors le moindre moment de liberté, on essaye de le passer ensemble. J'essaye de faire au mieux pour contenter tout le monde, mais Jacqueline ne rend pas la tâche facile.

— Et si tu n'es pas rentrée avant l'heure ? enchaîne-t-elle. Si quelqu'un se rend compte que tu t'es échappée ? Ton père t'enverra au bagne !

— Ne t'inquiète pas pour ça, Jacquie. Je veille au grain !

Je ne tiens plus en place. L'heure tourne et Richard doit déjà m'attendre. Il a élaboré un plan d'évasion pendant la sortie au cinéma de la semaine dernière. Il a glissé un petit papier dans mon sac à main avec toutes les explications nécessaires pour aujourd'hui. Il ne me reste plus qu'à récapituler une dernière fois les étapes du déroulé de l'après-midi à Jacquie qui ne réagit pas du tout comme je l'avais prévu.

— Très bien, répond-elle en pliant frénétiquement ses vêtements propres. Mais je te préviens, si tu te fais attraper avec lui, je ne suis au courant de rien.

Elle ne me décroche pas un seul regard et son visage est crispé. Je m'assois près d'elle et l'oblige à me regarder dans les yeux.

— Pourquoi tu ne les aimes pas ? Félix et Richard.

Je préfère préciser afin d'éviter qu'elle ne botte en touche comme elle le fait d'habitude. Qu'est-ce qu'elle m'agace quand elle fait semblant de ne pas comprendre ! Depuis plusieurs mois désormais, Jacquie me casse les pieds avec les garçons. À l'écouter, ils seraient les pires fréquentations que nous puissions avoir, alors qu'au fond, je sais qu'elle s'amuse bien lorsqu'on est avec eux. Ils la sortent de sa zone de confort et de la bibliothèque, la font rire, même si elle se cache derrière ses expressions courroucées. Chaque fois qu'on se retrouve tous les quatre, Jacquie sort son costume de rabat-joie. Au début, ça faisait rigoler les garçons, ils la taquinaient pour l'enquiquiner encore plus, mais maintenant, ils commencent à en avoir marre, eux aussi. Et puis, ce n'est pas la Jacquie que je connais. Mon amie, ma sœur, est toute douce, gentille, serviable, drôle. Pas aigrie, ni pincée !

Je boude rarement, mais je ne peux plus faire semblant de ne pas entendre ses remarques et ses piques !

— Ce n'est pas que je ne les aime pas, explique-t-elle sur un ton glacial. Je pense simplement qu'ils se la racontent et qu'ils se jouent de nous. De toi, en particulier !

— Tu dis ça parce qu'ils ne parlent pas correctement et sont fils d'immigrés, c'est ça ?

— Pas du tout !

J'ai trouvé le point sensible. Je sais qu'elle déteste qu'on mette les gens dans des cases en fonction de leurs origines.

— Alors quoi ?

— Tu ne comprends pas...

— Comment pourrais-je comprendre si tu ne m'expliques pas ?

Elle inspire profondément, puis vient s'asseoir à côté de moi.

— Je t'avoue que je ne sais pas vraiment pourquoi je me mets autant en rogne contre eux. Je suis consciente qu'ils ne nous ont rien fait, ils se sont même montrés plutôt gentils avec nous, mais il y a quelque chose que je ne sens pas. Je sens qu'ils vont finir par nous faire des histoires.

— Tu sais, Jacquie, tous les garçons ne deviennent pas des cons quand ils grandissent...

Elle me fixe, comme si quelque chose en elle s'était éclairé. Je ne peux pas lui dire le véritable fond de ma pensée, que tous les hommes ne sont pas comme son père. J'aurais peur de la vexer. J'essaye de lui faire comprendre autrement :

— Ils nous aiment bien, ils voient en nous des amies, deux filles sympathiques à qui ils peuvent faire confiance et partager des moments de joie.

— Parle pour toi !

— Ils sont sur la réserve avec toi, parce qu'ils marchent sans cesse sur des œufs !

Jacqueline se tait, je l'observe. Ses cheveux forment comme un bandeau sur le haut de son front et passent derrière ses oreilles, retenant de jolies boucles ondulées. Elle est tellement jolie, même quand elle rechigne. J'aimerais qu'elle se sente mieux, qu'elle laisse tomber les barrières qu'elle a placées autour de son cœur.

— Laisse-toi aller avec eux. Il n'y a pas de raison qu'ils ne t'apprécient pas, tu n'es pas devenue ma meilleure amie sans raison !

Jacquie me sourit, je lui embrasse la joue.

— Si j'ai bien retenu la leçon concernant ta fugue, tu as eu une crise soudaine de maux de ventre et tu es partie te réfugier aux toilettes ! se moque-t-elle.

— Je préfèrerais avoir une poussée de fièvre, mais si tu préfères, c'est d'accord !

Elle hoche la tête en riant pendant que je file retrouver mon Richard. 

Tu as pris ton tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant