Octobre 1959

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Arlette, 16 ans

Je fais un tour sur moi-même, ma robe à pois virevolte. Je l'ai cousue moi-même et je dois dire que le résultat est plutôt pas mal. J'y ai ajouté une ceinture fine qui souligne ma taille, un cardigan bleu marine et ai noué mes cheveux en queue de cheval haute. Martine, une fille du dortoir, m'a prêté son rouge à lèvres afin d'apporter la touche finale. Vais-je plaire à Richard ? Je demande son avis à Jacquie :

— Je suis jolie, au moins ?

— Tu es sublime et s'il ne le voit pas, ça signifie que c'est officiellement un idiot.

Ce matin, Jacquie m'a sauté au cou dès notre réveil. Aujourd'hui, c'est mon anniversaire. Sans attendre que je sorte du lit, elle m'a tendu un paquet. En l'ouvrant, j'ai découvert une jolie valise bleue, minuscule, à peine plus grande qu'une boîte à bijoux. Elle est adorable.

— C'est pour y cacher tous nos secrets, m'a-t-elle expliqué.

Nous y avons rangé les lettres que nous nous sommes échangées, les tickets de cinéma que je garde comme un trésor ou encore les mots que nous nous passons discrètement en classe.

Pour cette journée particulière, Richard m'a invitée à la rejoindre à midi. J'ai dit à mes parents que je faisais un pique-nique avec Jacqueline et aux gardiennes du pensionnat, que je déjeunais avec mes parents. Jacquie est dans la confidence et si mon plan tourne au vinaigre, elle me couvrira. Comme prévu, je passe le portrait sans problème et prend la direction du cinéma.

Ce soir, je dînerai avec ma famille incomplète. Fêter mes seize ans sans mon frère me semble vide de sens. Mais mes parents y tiennent, alors nous irons au restaurant. Ils m'ont fait comprendre que ce serait leur unique cadeau cette année. Ce n'est pas grave. Je sais qu'en ce moment, la vie à la ferme est compliquée et qu'ils ne peuvent pas se permettre de faire des folies.

À table, on essaiera de faire comme si de rien n'était, comme nous faisons depuis le début de cette vie à quatre. Comme si on ne s'inquiétait pas pour celui qui occupe d'habitude la cinquième place. Je n'aurais jamais imaginé que Marius puisse me manquer. En tant que petite sœur, j'ai le rôle de celle qu'on embête ou qu'on protège aussi parfois. Mes frères, eux, sont unis, toujours cul et chemise. Alors de voir Antoine complètement perdu sans sa moitié me fait vraiment beaucoup de peine. J'espère que Marius sera de retour pour mon prochain anniversaire !

J'arrive à mon lieu de rendez-vous et toutes ces pensées angoissantes s'évaporent. Devant le cinéma, alors que tout le monde passe devant le guichet, je me cache derrière un réverbère, guettant les alentours. Richard apparaît sur sa bicyclette et sait à quel endroit me rejoindre, c'était prévu dans le plan. Ses lunettes d'aviateur me privent de ses yeux, mais il me sourit, visiblement heureux que ses instructions aient été suivies à la lettre.

— Bonjour, Mademoiselle Cluzot. Vous grimpez ?

Je hoche la tête avec enthousiasme, sentant mon cœur s'emballer. Je n'ai aucune idée de ce qu'il m'a réservé, mais je le suivrai n'importe où. Il s'approche de moi et d'un geste doux, fait glisser ses mains sur mes hanches pour m'aider à monter sur la bicyclette. Je prends garde à ce que les volants de ma robe ne se coincent pas dans les rayons et nous partons.

— On va à la rivière ?

— Pas cette fois, me répond-il en faisant un clin d'œil.

Un frisson d'excitation parcourt mon corps. Je m'abandonne à mon sort, consciente que cette journée pourrait bien marquer le commencement d'un nouveau chapitre. Quoi qu'il puisse arriver, je sais qu'elle restera gravée dans ma mémoire pour toujours.

Tu as pris ton tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant