Arlette, 18 ans
Main dans la main, nous nous baladons dans les rues de Paris. Quelques flocons virevoltent sur les Grands Boulevards, le froid est saisissant, mais je suis heureuse. Je n'en reviens toujours pas que Marcel m'ait fait la surprise de partir en voyage dans la ville de mes rêves. C'est grandiose. Et la découvrir à ses côtés rend le moment d'autant plus magnifique.
Chaque jour, je sens mes sentiments pour lui se déployer un peu plus. En même temps, comment les contenir ? C'est quelqu'un de doux, prévenant et incroyablement intelligent. Je suis certaine qu'il connait mes blessures, y compris celles causées par Richard, mais il les accepte et ne les évoque jamais. Il sait que mon cœur battait pour un autre, alors il me laisse évoluer à mon rythme, ne me presse en rien et sa technique fonctionne.
J'ai réalisé qu'en abandonnant peu à peu l'idée d'une vie avec Richard, mon cœur était encore capable d'aimer, même si pendant des mois, j'ai cru le contraire. Je croyais vivre à tout jamais en ne pensant qu'à ses yeux gris. Mais tout compte fait, les yeux marron me vont très bien aussi.
Marcel n'est pas parfait, mais je ne le suis pas non plus. Parfois, il pourrait passer des heures à m'expliquer en détail ses expériences de chimiste dont je n'ai littéralement que faire. De mon côté, je peux être jalouse et possessive. Notamment lorsqu'il est chargé de surveiller des élèves qui ont plus ou moins mon âge. Ça le fait sourire. Il doit se dire que ma jalousie est bon signe, qu'elle témoigne de mon attachement. C'est sans doute le cas. Mais c'est aussi parce que j'ai peur que l'on m'abandonne une seconde fois.
Il m'extirpe de mes pensées en se rapprochant de mon visage. Il tend le doigt vers le haut :
— Ma chérie, tu vois ce que je vois ?
Notre destination se dresse droit devant nous, surplombant tous les toits de la ville. Je tape des mains, plus enthousiaste que jamais :
— On y est presque ! Montmartre, nous voilà !
Nous rions et commençons notre ascension. Gravir la butte nous réchauffe aussi bien le corps que le cœur. Autour de nous, des amants s'enlacent, des personnes âgées sortent des salles de spectacle, des airs d'accordéon surviennent de chaque coin de rue. Tout n'est qu'effervescence. C'est exactement comme je me l'étais imaginé. Peut-être est-ce encore plus beau ?
Petit à petit, l'architecture de la ville se transforme en celle d'un petit village perché. Les pavés au sol me rappellent la maison, même s'ils sont foulés par bien plus de monde. Ici, ça grouille ! Mais Marcel n'en perd pas le nord. Carte en main, il nous guide sans aucune hésitation. Je sais qu'il a étudié nos itinéraires avec minutie pendant des semaines avant notre départ, mais je lui glisse d'un air taquin :
— Tu ne m'avais jamais dit que tu étais Parisien !
— Si tu me retires ça, rit-il en secouant le plan, je ne te garantis pas de te ramener saine et sauve à l'appartement !
L'appartement, ou plutôt la chambre de bonne, que nous a gentiment prêté son ami de fac pendant ses vacances à la mer, se situe dans le Vᵉ arrondissement. C'est tout ce que je sais. Pour le reste, j'avance en suivant le guide et en profitant de la visite ! Je hausse les épaules et déclare en rêvassant :
— Alors tant pis, on se baladera dans Paris de nuit ! On ira au Moulin Rouge, puis sur les Champs-Élysées et on s'embrassera devant la tour Eiffel.
— Tu crois qu'on aura l'endurance pour tenir toute la nuit ?
Un court silence s'installe. Je l'observe du coin de l'œil avant que nos rires trahissent nos esprits imaginatifs. Il réplique en tentant de retrouver son sérieux :
— Je parlais de se balader, Arlette !
Je glousse et ne renchéris pas, je garde mon souffle pour ses escaliers qui me paraissent interminables !
Haletants, mais ravis, nous arrivons enfin à bout de notre ascension et approchons une place que je reconnais instantanément. Des dizaines de peintres sont affairés. Certains peignent la coupole du Sacré-Cœur qui se glisse entre deux maisons, d'autres tirent le portrait de jeunes enfants et dans chacun de ses artistes, je crois reconnaître Richard. Il m'a si souvent parlé de la Place du Tertre qu'il pourrait très bien avoir décidé de s'y installer et d'y finir sa vie !
Je déglutis et supplie Marcel :
— On peut aller voir l'église ? Elle a l'air magnifique !
— Tu n'as pas envie d'un chocolat chaud en terrasse ? propose-t-il en désignant des cafés tout à fait charmants. C'est plutôt joli ici.
Je secoue la tête :
— On ira après. J'ai peur que le soleil se couche et qu'on ne puisse pas voir la vue.
Il hausse les épaules et me tend son coude. Bras dessus, bras dessous, nous nous éloignons de mes fantômes.
Devant les marches du Sacré-Cœur, j'ai du mal à retenir mes larmes. Je quitte Marcel qui se perd dans l'analyse d'une table d'orientation et m'avance au bord du muret, face à Paris. C'était avec Richard que je devais vivre ce moment. Moi, je suis ici, mais lui ? Où est-il à l'heure qu'il est ? Ne pas savoir est la pire des tortures. J'essuie discrètement mon nez et essaye de chasser mes pensées.
Marcel se rapproche, vole de nouveau à mon secours et vient se coller à mon dos. Il m'enlace en passant ses bras autour de mes épaules et dépose un baiser sur ma joue.
— C'est magnifique, n'est-ce pas ? susurre-t-il à mon oreille.
— Oui, magnifique.
Je tourne la tête vers lui et l'embrasse. Soudain, tout va mieux. Il m'aide à me ramener au moment présent et à briser les dernières chaînes qui me retiennent prisonnière du passé. Il s'écarte lentement et sort quelque chose de la poche de son manteau. Je baisse les yeux. Dans sa main, il tient fermement une petite boîte en velours framboise. Le temps que je comprenne ce qui est en train de se passer, il est à genoux devant moi.
— Arlette, je sais que notre histoire démarre à peine, mais on se connaît depuis bien plus longtemps. Je n'aurais jamais cru être aimé par une femme aussi belle, drôle et rayonnante que toi. J'ai envie de tout vivre avec toi. Grandir, avoir des enfants, construire notre maison et même devenir vieux ! Alors voilà, je crois que c'est l'endroit idéal pour te dire tout ça. J'ai envie que tu deviennes ma femme...
Il laisse sa phrase en suspens, le temps que je chasse les larmes qui brouillent ma vue. Je connais déjà ma réponse, mais je ne peux pas m'empêcher de me dire qu'une fois prononcée, je ne pourrai pas revenir dessus. Et si par miracle Richard revenait enfin d'Algérie, je serais fiancée à un autre. Je me déteste de penser à lui à cet instant-là. Marcel tremble comme une feuille, mais ne se dégonfle pas.
— Arlette, veux-tu m'épouser ?
Je hoche la tête et pleure en même temps. J'entends des applaudissements, des inconnus qui nous félicitent d'avoir dit "oui" à une vie heureuse à deux. Marcel se relève et m'embrasse. Son étreinte chaleureuse me soutient alors que je m'effondre. Pour lui, ce sont des larmes de joie. Pour moi, ce sont des larmes d'un bonheur tachées de regrets. Il est désormais temps pour moi de tirer un trait sur Richard et de faire le deuil de notre histoire.
Mon fiancé enlève mon gant gauche et me passe une sublime bague au doigt. Une émeraude étincelante, sertie de diamants. Je lui dis qu'il est fou, qu'il a dû dépenser une fortune pour cette beauté. Il dit que rien n'est trop beau pour moi et dans cet instant, entourés d'applaudissements et de regards bienveillants, je commence à croire en la beauté du chemin que nous venons d'emprunter ensemble.
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Tu as pris ton temps
RomanceEn faisant sa tournée habituelle à travers les rues étroites du village, Lila, infirmière à domicile, rend visite à Arlette Guichard, veuve d'un patient décédé. En plein tri dans sa grande maison, Arlette se fait une joie de partager ses souvenirs d...