Avril 1962

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Arlette, 18 ans

Je m'avance vers l'autel, cramponnée au bras de papa. Je pleure. Je pleure mon frère qui n'est pas là, je pleure ma vie d'adolescente amoureuse, je pleure aussi de joie. Et, évidemment, je pleure pour celui qui aurait dû se tenir là, devant moi, mais qui a préféré s'enfuir.

Je me maudis de penser à un autre que Marcel, mais je ne peux m'en empêcher. Richard est dans ma tête et dans mon cœur depuis presque trois ans maintenant. Pourtant, ce n'est pas lui qui m'attend en queue de pie, tremblant, face à une assemblée de proches émus. Pas après pas, j'avance malgré les images d'une vie que je m'étais imaginée partant en fumée.

Tout un tas de questions m'obsèdent depuis que la date est fixée. Je me demande si je serais heureuse et si je l'aurais été davantage en épousant Richard. J'ai peur de ne pas savoir rendre mon époux heureux, lui aussi. De le décevoir un jour ou l'autre, lorsqu'il se rendra compte que mon amour ne lui était pas totalement destiné. Sera-t-il fier de m'avoir en tant que femme ? Aurons-nous des enfants ? Est-ce qu'un jour, je l'aimerais autant que j'ai aimé Richard ?

Je croise le regard de Jacqueline, assise aux premières loges pour être témoin de notre amour. Elle essuie le coin de ses yeux, sous son immense chapeau noir et blanc, et me sourit. Tant de choses se sont passées depuis notre rencontre. Notre amitié, nos aventures avec Richard et Félix, la mort de son père, celle de Marius, puis notre déménagement à Montpellier... Et maintenant, nous nous apprêtons à devenir officiellement membres de la même famille. Un peu plus tôt, alors qu'elle m'aidait à enfiler ma robe, elle a pris ma main et a eu des mots qui résonnent encore dans ma tête :

— Arlette, je veux que tu sois heureuse. Tu le mérites. Et dis-toi une chose : tous les amours ne naissent pas d'un coup de foudre. Certains prennent plus de temps, ont besoin de plus d'attention pour grandir, mais n'en demeurent pas moins magnifiques et sincères. Je suis persuadée que tu fais le bon choix.

À côté de Jacquie, nos mères occupent le même rang. On peut lire l'émotion sur leurs visages. Elles savent toutes les deux à quel point le mariage peut être difficile. D'après elles, j'ai de la chance. Marcel fera un bon mari, doux et compréhensif. Il me laissera poursuivre mes rêves et saura m'apporter ce que je désire. J'espère simplement que je saurai lui rendre la pareille.

Les femmes de ma vie ont eu les mots que j'avais précisément besoin d'entendre. Les derniers pas qui me conduisent vers mon destin, m'éloignent encore un peu de Richard et je me sens plus légère.

Lorsque papa m'abandonne, offrant ma main à Marcel, une légère panique s'empare de moi. Les doutes et les craintes semblent vouloir resurgir. Cependant, je ne sais par quel miracle, ses yeux m'apaisent instantanément. La peur recule. Il est là, avec moi, et ne me lâchera pas la main. Il me contemple comme si j'étais l'une des sept merveilles du monde et je sais que je suis au bon endroit.

Le temps de la cérémonie m'échappe. Mes pensées ne sont plus liées à mon corps, comme si j'observais la scène de haut. Le regard de Marcel devient mon ancre, je m'y accroche pour ne pas m'égarer. Nous nous disons "oui" sous les applaudissements et échangeons nos alliances. Je tourne définitivement la page consacrée à Mademoiselle Cluzot pour entamer celle destinée à Madame Guichard.

L'assemblée sort en premier et nous tourne le dos. Ces quelques minutes nous permettent de voler un instant rien que tous les deux et de le savourer.

— Tu es tellement belle ! s'extasie mon époux avec émotions. J'étais un peu jaloux du temps que tu as passé à confectionner ta robe, mais elle en valait la peine.

Un léger rougissement colore mes joues, et je tourne sur moi-même, dévoilant les détails délicats du corset dans mon dos. Marcel fond sur moi, ses bras s'enroulant autour de ma taille. Il murmure à mon oreille :

— J'espère qu'en rentrant de la fête, tu sauras m'expliquer comment s'enlève toute cette affaire.

Retenant un frisson, je me retourne et pose un doigt délicat sur ses lèvres.

— Chut ! On est dans une église !

Il embrasse doucement mon doigt, puis mes lèvres, avant de réaliser qu'un silence sacré règne désormais autour de nous.

— Prête ?

Je hoche la tête et m'agrippe à son bras. Une pluie de riz et de félicitations nous accueille sous un soleil radieux.

Tu as pris ton tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant