Chapitre 19 - L'envol des papillons

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Dehors, la pluie martelait la baie vitrée. Dans son salon, Arlette se délectait d'un moment de quiétude, plongée dans le dernier roman de son autrice préférée. La douce lumière des lampes d'appoint éclairait les pages, pendant que la bougie en albâtre diffusait des effluves envoûtants d'iris et d'ambre. Elle finirait par piquer du nez et s'en irait au lit avant minuit.

Brusquement, la sonnerie du téléphone rompit ce calme délicieux. Arlette déposa son livre avec réticence, les sourcils froncés et la moue anxieuse. Il était tard, elle avait déjà dîné depuis un moment. Le temps ralentit un instant alors qu'elle hésitait à décrocher.

Et si...

Elle prit une profonde inspiration, rassembla son courage et appuya sur le bouton vert.

— Oui, allô ?

Quelques secondes d'attente se laissèrent savourer. Elle savait déjà. Au bout du fil, elle devinait une hésitation derrière ce silence solennel.

— Richard... murmura-t-elle. C'est toi ?

Le toi lui avait échappé. Bien sûr que non, elle ne pouvait pas le vouvoyer. C'était ce qu'elle avait bien voulu lui faire croire dans sa lettre, mais en réalité, elle en était incapable. Richard n'était pas un inconnu, il ne le serait jamais.

— Bonsoir, Arlette, répondit une voix grave.

Son sourire pouvait s'entendre à travers l'appareil et les décennies d'absence semblaient tout à coup s'évaporer. Elle ferma les yeux et reprit son souffle. Elle avait craint que Richard ne veuille pas renouer le contact après tant d'années, mais cette façon de prononcer son prénom, chaleureuse et étrangement familière, dissipait toutes ses inquiétudes.

Elle avait fait un pas, il avait fait le second. Quelques mois auparavant, elle n'aurait jamais imaginé pouvoir reparler à Richard un jour. Désormais, il était à l'autre bout du fil, prêt à discuter avec une vieille dame qu'il avait connue autrefois, lorsqu'elle était encore jeune fille. Une jeune fille qu'il avait un jour aimée. Les pensées d'Arlette s'emmêlèrent. Les souvenirs de leur jeunesse se confrontèrent à la réalité de leur âge avancé et lui donnèrent le vertige.

Un rire nerveux lui échappa.

— Bonsoir, Richard.

— Tu as enfin répondu à ma lettre, rit-il à son tour, ému. On peut dire que tu as pris ton temps.

— Eh bien, disons qu'elle m'a été remise avec quelques années de retard.

Par où commencer lorsqu'on a cinquante ans à rattraper ? Quels souvenirs raconter à la personne avec qui on avait espéré un jour finir sa vie ? En réalité, la frontière entre ce que l'on souhaite relater et ce qui pourrait blesser est infime. Comment avouer que l'on a été heureux l'un sans l'autre ? Comme s'ils avaient passé un accord tacite, ils évitèrent soigneusement d'évoquer le moment clé qui avait bouleversé leur destin, ainsi que la période pendant laquelle ils avaient tous les deux le plus souffert.

C'est Richard qui ouvrit le bal des questions :

— Comment m'as-tu retrouvé ?

— Je faisais du tri dans mes affaires et la petite infirmière du village, Lila, est venue me voir. Je lui montrais des photos de quand j'étais jeune et belle, et...

— Je suis sûr que tu l'es toujours, l'interrompit Richard.

Arlette porta sa main devant sa bouche et gloussa comme une adolescente prise au dépourvu.

— Charmeur ! s'écria-t-elle. Je disais donc que je suis tombée sur le portrait que tu avais fait le jour de mon anniversaire, je ne sais pas si tu te souviens.

Tu as pris ton tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant