Arlette, 16 ans
Le ciel est clément et nous nous retrouvons tous ensemble à l'atelier. La seule chose positive depuis la mort de Marius, c'est que papa et maman me lâchent la grappe et me laisse aller où je veux, quand je veux. Jacqueline aussi s'est radoucie et rouspète moins quand je m'éclipse pour rejoindre Richard. Il faut dire qu'elle s'est jetée à corps perdu dans les révisions des examens de fin d'année, elle n'a plus le temps de surveiller mes allées et venues.
Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de Richard, ses 18 ans. C'est un homme désormais. Ce qui signifie aussi qu'il est en âge de partir à la guerre. Cet anniversaire me donne le sentiment d'avoir l'épée de Damoclès au-dessus de notre amour. Pourtant, j'ai tout de même préparé un gâteau aux pommes. Comme si j'avais sincèrement le cœur à la fête.
Richard et Félix ont sorti deux tréteaux tâchés de peinture sur l'herbe, devant l'atelier. L'air est doux et n'a pas l'odeur du diluant, autant en profiter. Les garçons installent un grand panneau de bois en guise de table, tandis que Jacqueline et moi récupérons les deux chaises pliantes. Elle m'aide à installer le gâteau et les couverts rangés dans mon panier en osier.
Nous entonnons un joyeux anniversaire et Richard souffle les bougies qui pourraient bien décider de notre avenir. J'applaudis avec les autres, mais j'ai du mal à me réjouir. Afin de canaliser mes pensées, je propose de passer aux cadeaux.
Jacqueline se lance la première. Sous mes conseils, elle a acheté à Richard un livre sur les peintres de la Renaissance italienne. J'ai été plus que ravie de voir qu'elle cherchait à lui faire plaisir ! Et le pari est réussi. Le sourire de Richard s'élargit au fur et à mesure qu'il feuillette l'ouvrage.
— Merci, Jacquie. Fallait pas, il est magnifique ce bouquin !
Elle hausse les épaules en souriant.
— Preuve qu'il y en a certains qui réussissent, même en étant artistes !
Ils se font une bise sans effusion, certes, mais sincère. Ce fut long, mais je crois qu'ils finissent enfin par s'apprécier. Ou du moins, à se tolérer. Félix, lui, tend un paquet tout rond à son meilleur ami.
— Je me demande bien ce que ça peut bien être, s'amuse Richard.
Il déchire le papier marron et exhibe un ballon de football flambant neuf. Son sourire s'étend maintenant jusqu'aux oreilles. Ils s'essayent immédiatement au jeu. Félix réceptionne la balle, fais un contrôle et la renvoie à Richard.
— Merci, mon Félix. Avec ça, on peut s'entraîner pour la coupe de France !
Même s'ils sont censés avoir atteint à l'âge adulte, ces deux-là resteront encore des grands enfants quelque temps !
C'est à mon tour. J'ai longtemps hésité, car je voulais trouver quelque chose que Richard pourrait garder longtemps. Peut-être toute sa vie. J'ai finalement acheté un carnet en cuir et j'ai brodé une pâquerette au fil d'or sur la couverture. Ce n'était pas évident, j'ai dû m'entraîner sur des vieux morceaux de tissu qui traînaient par-ci par-là, mais je suis contente du résultat. À l'intérieur, j'ai glissé des mots doux, des tickets de cinéma, quelques dessins et j'ai raconté des bribes de notre histoire. Lorsqu'il remplira les pages, il tombera dessus par hasard et j'espère que son cœur se gonflera d'amour et de nostalgie.
Un nœud se forme au creux de mon estomac en regardant Richard retirer avec précaution le fil qui entoure le papier. J'espère qu'il ne sera pas déçu.
— Oh, ma Pâquerette, merci. C'est sublime.
Il m'enlace et dépose un tendre baiser sur mes lèvres.
— Là-dedans, je n'écrirai et ne dessinerai que pour toi, déclare-t-il avec solennité.
— Parce qu'il t'arrive de le faire pour quelqu'un d'autre ?
Je fais mine de m'offusquer de sa maladresse, mais il me prend dans ses bras et me fais tournoyer, oubliant sa pudeur.
— Bien sûr que non. Tu es ma muse, que dis-je ! Ma déesse ! Pour l'éternité.
Mon rire résonne comme il y avait bien longtemps qu'il ne le faisait plus. Quelques secondes de bonheur, avant qu'un nouveau nuage vienne obscurcir notre idylle. Je me rembrunis instantanément en pensant à cette nouvelle promesse. Combien de temps dure l'éternité ? Celle de Richard durera-t-elle autant que la mienne ? Ou bien s'arrêtera-t-elle à flanc de montagne, en Afrique du Nord ?
— Tu en fais une tête ! me reproche-t-il en me pinçant la joue.
Il sait très bien à quoi je pense, je l'ai suffisamment tanné avec mes inquiétudes.
— C'est vrai, ça ! Qu'est-ce qui se passe ? Tu le trouves trop vieux, c'est ça ? se marre Félix.
— Justement, j'aimerais qu'il ait la chance de devenir vieux.
Mon ton est plus sec que je ne l'aurais souhaité et je crois que j'ai mis Félix mal à l'aise. Le but n'est pas de gâcher l'anniversaire de Richard, j'essaye de me rattraper :
— Je veux dire que j'aimerais juste qu'on en finisse avec cette foutue guerre et qu'on vous laisse tranquilles.
— À ce qu'on dit, on n'est plus obligés d'accepter leur invitation, assure Richard.
Mon regard croise celui de Jacqueline. Comme si nous étions dupes ! Félix en rajoute une couche :
— Richard a raison. Maintenant, il paraît qu'il y a que les volontaires qui partent.
Si seulement Félix était capable de mentir. Son regard fuyant et sa manie de visser sa casquette sur sa tête le trahissent. Dommage, j'aurais tellement aimé que ce soit vrai. Richard m'offre son sourire le plus tendre et m'enlace.
— Ne t'inquiète pas, ma Pâquerette chérie. Personne ne peut nous séparer.
Je hoche la tête, incapable de répondre. C'est déjà bien trop dur de ravaler mes larmes.
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Tu as pris ton temps
RomanceEn faisant sa tournée habituelle à travers les rues étroites du village, Lila, infirmière à domicile, rend visite à Arlette Guichard, veuve d'un patient décédé. En plein tri dans sa grande maison, Arlette se fait une joie de partager ses souvenirs d...