Octobre 1961

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Arlette, 18 ans

— À quoi penses-tu ?

Je sursaute lorsque Marcel me pose la question. Mes yeux étaient perdus dans le vide depuis plusieurs minutes. Le vrombissement de l'autobus qui nous conduit dans le centre-ville m'a bercée et m'a conduite tout droit dans mes rêves. Je soupire :

— À rien du tout.

Il penche la tête sur le côté et me scrute, un sourire au coin des lèvres.

— Mais encore ?

Je roule des yeux et cherche les mots justes pour justifier mon état apathique.

— Je ne pensais pas que changer de ville serait si difficile...

Je trouve l'excuse de l'éloignement avec ma famille, sans pouvoir lui avouer ce qui me chagrine réellement. Je ne peux pas lui expliquer qu'il y a un an, précisément, je m'apprêtais à vivre la plus belle nuit de ma vie avec le garçon qui avait promis de m'épouser. Je ne peux pas lui dire que, même après un an sans nouvelles, il est toujours dans mon cœur, quoi que je fasse.

— Arlette, enfin, tu ne peux pas avoir l'air si triste le jour de tes dix-huit ans ! Jacquie va nous rejoindre et on va fêter ça avec tous les copains, tu vas voir !

Je hoche la tête tandis qu'il passe son bras autour de moi. C'est bizarre, mais je me laisse faire. Marcel est la dernière personne que j'aurais imaginé approcher de façon aussi intime, mais depuis que nous avons emménagé à Montpellier, nous nous sommes rapprochés d'une manière inattendue.

Marcel, avec sa sagesse et ses gentilles taquineries, m'a apporté un équilibre qui m'apaise. Il m'a appris à prendre du recul, à réfléchir avant d'agir, et à apprécier la beauté de la simplicité. En retour, mon énergie a apporté une touche de spontanéité dans son quotidien rangé.

Jacquie n'est pas surprise de notre rapprochement. Elle n'arrête pas de répéter qu'elle était certaine de notre entente. Après tout, elle qui nous connaît parfaitement, l'un comme l'autre !

L'autobus s'arrête, Jacqueline y monte et nous trouve, tous les deux, l'un contre l'autre. Marcel retire discrètement son bras de mes épaules tandis que nous redémarrons en trombe. Jacquie manque de trébucher, mais se rattrape à un siège. Elle replace son chapeau cloche sur ses jolies boucles blondes, avant de s'avancer vers nous. Élégante en toute circonstance, surtout dans son manteau beige qui dévoile ses longues jambes.

Marcel l'apostrophe :

— Jacquie, je t'en prie. Dis à ton amie qu'elle n'a pas le droit d'avoir le moral dans les chaussettes le jour de ses dix-huit ans !

— Qu'est-ce que tu as, ma chérie ? demande-t-elle en fronçant les sourcils.

Je sais qu'à travers mon regard, elle comprend. Jacquie a de la mémoire, elle sait très bien ce qu'il s'est passé il y a un an. Je hausse les épaules et Marcel répond à ma place :

— Sa famille lui manque, mais on va tout faire pour lui redonner le sourire. Pas vrai ?

Les Guichard me réconfortent et bientôt, nous arrivons à destination. Nous nous aventurons dans la fraîcheur nocturne de Montpellier pour rejoindre le dancing. La nuit à peine tombée s'étend devant nous, teintée des lumières des rues animées. De nombreux jeunes gens comme nous se retrouvent, déterminés à passer une belle soirée.

Nous rencontrons des amis de Marcel qui sont aussi devenus des copains, et nous nous installons à une table pas très loin de la piste. J'essaye de faire abstraction des souvenirs douloureux qui surgissent par intermittence. C'est une lutte constante, une bataille que je mène contre moi-même pour ne pas laisser le passé entraver mon bonheur. Mais malgré mes efforts, les ombres du passé planent encore. J'ai du mal à me dérider.

Tu as pris ton tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant