Mai 1960

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Arlette, 16 ans

Richard esquisse les passants et les bâtiments environnants avec une précision étonnante. De mon côté, j'ai entamé la lecture du livre qu'il m'a conseillé : Le Petit Prince, d'Antoine de Saint-Exupéry. C'est notre nouveau rituel lorsqu'il pleut : Richard dessine et moi, je lis. Je dévore les pages jusqu'à ce que les larmes me montent aux yeux. Moi qui croyais qu'il se moquait de moi en me conseillant un livre pour enfant !

— Je savais bien qu'il te plairait, minaude-t-il en m'embrassant.

Je suis perdue dans les mots. Chaque phrase est une fenêtre ouverte vers un univers enchanté, à la tournure philosophique, magique. Alors que je tourne les pages avec délice, les personnages prennent vie dans mon imagination et je me surprends à sourire malgré moi. Quelques passages ont fait particulièrement écho en moi et je les lui lis à haute voix :

Mais si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde.

— Tu l'es déjà.

Entre deux croquis, Richard lève les yeux et croise mon regard. Au bout de quelques minutes, je réalise que je suis devenue son modèle. Je le laisse faire, l'air de rien, jusqu'à le supplier de me le montrer :

— Je suis sûre qu'il est très réussi !

— Attends qu'il soit terminé, tu vas être déçue !

Après s'être chamaillés à coup de baisers et de chatouilles, je gagne la partie. Il a réussi à saisir mon sourire, la couverture du livre et mes cheveux en bataille à cause de l'humidité.

— Il est très bien ce dessin ! Je crois même que je suis mieux là-dessus qu'en vrai.

— Aucune chance. À ce propos, je voulais te demander... Un jour, tu voudras bien que je fasse un vrai portrait  de ce joli minois ? Tu poserais pour moi, dans l'atelier, on fera une belle mise en scène.

Il saisit mon menton et embrasse le bout de mon nez avant de poursuivre :

— Enfin, si ça te dit, bien sûr !

Comme si je pouvais lui refuser quoi que ce soit ! J'aime l'idée de devenir sa muse et de passer des heures immobiles à le contempler en train de dessiner. Je sais que mes pensées s'envoleraient vers des images inavouables et je m'empourpre rien qu'en imaginant cet instant dans l'atelier. Tous les deux, loin des autres, en aparté.

Au fil des heures qui s'écoulent, le soleil commence à décliner à l'horizon, teintant le ciel de nuances chaudes. Nous savons que notre rendez-vous touche à sa fin et qu'il est temps de rentrer. Il me raccompagne et je m'enfuis après des dizaines de baisers volés.

Le pensionnat est calme, c'est l'heure où les élèves ont rejoint leurs chambres et que les professeurs se retrouvent pour dîner. Le dimanche est l'un de mes moments préférés, où il est facile de contourner les règles. Je pénètre dans l'enceinte par le passage secret : un trou dans le grillage que les plus téméraires d'entre nous ont caché avec des plantes. Je retrouve ensuite le dortoir comme si de rien était.

Jacqueline est là, bien sûr. Elle est de retour après deux jours chez ses parents pour fêter l'anniversaire de Marcel, son grand-frère. Je m'apprête à lui raconter mon après-midi passé à roucouler, quand je la trouve assise sur son lit, stoïque.

— Jacquie ?

Elle tourne la tête vers moi, comme si elle avait vu un fantôme. Son visage n'est pas bleu, elle n'a pas l'air blessée, mais je me jette à son chevet et lui prends les mains :

Tu as pris ton tempsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant