Arlette, 16 ans
Je ne reverrai plus jamais mon frère. Je le comprends tout de suite au hurlement de maman, tandis que j'aperçois par la fenêtre le facteur qui s'éloigne, les épaules basses. Je me rue dans la cuisine et la découvre effondrée, les yeux emplis de larmes. Elle a les doigts crispés autour d'une lettre qui scelle notre destin à tout jamais. C'est la missive qui renferme l'atroce vérité sur la disparition de Marius. Je lui arrache presque des mains. Je tremble, j'ai du mal à lire.
Le frisson glacial de l'injustice m'envahit quand j'apprends que la mission de Marius était de vérifier les chemins pour ses camarades du commando de chasse Kimono-26. Une mission qui devait les guider vers la sécurité, mais qui a abouti à une tragédie impensable. Une mine attendait mon grand frère, tapie sous un tas de sable.
La patrie tient à souligner le courage et le dévouement de ce soldat, mort pour la France. Ce soldat était avant tout un frère ! Un fils ! Un jeune homme qui avait l'avenir devant lui... Maman continue de pousser des cris qui déchirent notre vie et moi, je ne suis plus là. Comme si mon âme avait quitté mon corps.
Depuis l'annonce, un gouffre béant s'est creusé dans le cœur de chaque membre de notre famille, dévorant tout espoir d'être à nouveau tous les cinq réunis. L'espoir de le revoir a laissé place à une douleur abyssale. Comment le destin peut-il être si cruel ? Marius, mon protecteur, celui qui avait toujours le mot pour rire, ce pilier solide, ne serait plus là pour me voir grandir, me conseiller ou m'encourager dans les épreuves à venir. L'amertume du deuil s'accompagne de l'absence future de toutes les étapes que nous aurions dû franchir ensemble. Sa voix ne résonnera plus dans l'air, son sourire ne brillera plus.
L'ampleur de la perte est insoutenable. Maman, autrefois si vibrante, n'est plus qu'une ombre de ce qu'elle a été, éclipsée par la souffrance. Papa s'est plongé dans un profond mutisme et semble porter le poids du monde sur ses épaules, un fardeau qu'aucun mot ne peut alléger. Et puis, il y a Antoine, rongé par la culpabilité, qui oscille entre le chagrin et les remords, cherchant en vain un moyen de prouver que ce n'est pas Marius qui a été tué. Il veut croire que c'est un autre, mais nous savons tous au fond de nous-mêmes que c'est faux. Ce dévouement envers ses camarades lui ressemble. Et c'est ce qui lui a coûté la vie.
Au milieu de cet océan de tristesse, le pensionnat s'est transformé en une enclave de réconfort. C'est là que je me réfugie, entre les murs de ce havre de paix, derrière lesquels je peux me laisser aller à ma propre tristesse, sans avoir à absorber celle des autres.
Jacquie me console comme elle peut, avec toute l'empathie et le sang-froid dont elle sait faire preuve. Peut-être que grâce à Marius et à son courage, d'autres jeunes hommes rentreront auprès des leurs et fonderont une famille. L'idée que mon frère se soit comporté en héros me rend très fière et contribue à adoucir un tant soit peu ma peine.
Richard est là, lui aussi. Il ne sait pas forcément quoi dire, mais il sait quoi faire. Aujourd'hui, le mot qu'il a glissé dans ma poche me propose de venir me reposer à l'atelier. Le regarder peindre m'apaise, sa présence me rassure. J'accepte. Je n'ai même pas besoin de parler pour que Jacquie comprenne où je me rends. Elle exerce une légère pression sur la paume de ma main avant d'ouvrir la porte du dortoir et de me regarder partir.
Je me rends sans détours dans la tanière de Richard. Heureusement, le ciel grisonnant m'épargne de la pluie. Je tape trois coups discrets à la porte en bois patiné. Richard m'accueille avec son doux sourire. Il me serre fort dans ses bras. Si fort, que j'ai l'impression que je vais disparaître. Il a amené de quoi grignoter, mais je n'ai pas faim. Je m'installe sur le fauteuil à bascule et je lis pendant qu'il esquisse un nouveau tableau.
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Tu as pris ton temps
RomanceEn faisant sa tournée habituelle à travers les rues étroites du village, Lila, infirmière à domicile, rend visite à Arlette Guichard, veuve d'un patient décédé. En plein tri dans sa grande maison, Arlette se fait une joie de partager ses souvenirs d...