51. La Sorcière touche au but

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Assise confortablement, je regardais sans lire le grimoire posé sur mes genoux. J'avais l'esprit ailleurs. Je repensais à ma visite surprise : le prodige était visiblement furieux de ma présence. Malheureusement, à cause des protections qu'il portait, je n'étais pas en mesure de savoir en quoi ma présence l'énervait autant.

Qu'importe d'où venait la colère, cela avait eu l'effet d'aveugler son jugement. Mais pas que lui.

C'était le cas de la petite : me voir l'avait mise davantage en colère qu'autre chose. Bien sûr, elle était désemparée, voire même désespérée.. Je la sentais proche de basculer vers moi. Je ne me souciais pas trop de ses intentions : elle n'était pas assez puissante pour me tenir tête. Par contre, je n'avais toujours pas d'explication sur sa magie qui s'agitait. En plus, elle était entrée dans le domaine d'un esprit : chose que je n'avais pas prévu. Qui sait ce qui s'était passé là-bas, et encore moins les conséquences.

Je lançais un coup d'œil en direction de Baku qui agaçait Yacuruna sur un tas de coussins plus loin.

— Mes compagnons, j'ai besoin de votre lumière.

J'eus l'attention immédiate de Yacuruna, mais pas celle de Baku. Ce dernier continua son jeu, ou du moins, jusqu'à ce que je claque de la langue. Le bruit imposa le silence et l'esprit des rêves cessa de bouger. Il me fixa de son regard clair et il me répondit d'un ton boudeur :

— Tu t'inquiètes sur l'effet du domaine, maîtresse ? Tu ne devrais pas.

Je fis la moue : Baku était particulier . Il devinait facilement les questions, mais il agissait comme un enfant : il se lassait vite, et il aimait surtout jouer. Par contre, il était celui qui avait le plus facilement accès à de l'information grâce à son lien avec le Numen.

— C'est-à-dire ?

— Tu regardes au mauvais endroit, répliqua Yacuruna, confirmé par Baku.

Je fronçais les sourcils, dubitative. Je détestais ce genre de réponses, et encore plus de me faire reprendre. Cependant, tout cela n'était qu'une distraction.

Une âme s'était tue, le lien que je partageais avec un ancien cobaye avait été coupé. Pas n'importe lequel : il était l'un des plus anciens que j'avais établi. Ma gorge se comprima violemment alors qu'une panique intangible me saisit au souvenir de cette coupure. Je savais qui était-ce ; j'avais assisté à ces derniers instants.

Son visage apparaît dans mon esprit et la rage me saisit.

Même si le temps avait passé, j'avais reconnu sans mal ses yeux. Des souvenirs si loin me revinrent, mais je rejetais le tout. Le temps avait coulé depuis, j'avais tant changé depuis. J'avais même pratiquement oublié ce lien jusqu'à tout récemment. Je ne voulais plus me remémorer le passé, je ne voulais pas me souvenir comment l'Institut de Magie, mes confrères et consoeurs m'avaient chassée et bannie.

— Maitresse ? s'enquit Yacuruna.

Trop tard, j'avais perdu l'espace d'un instant le contrôle. Je sentais le repère trembler sous mes pieds. J'avais l'impression d'être au-dessus du vide tout en étant prise au piège. Mes mains s'agitaient, prise de frénésie. La magie m'électrisait, j'ai envie de hurler. À nouveau, comme à sa mort, les souvenirs m'assaillirent : c'était les siens. Je voyais sa vie défiler sous ses yeux, sous les miennes. Je la revoyais enfant, adolescente, adulte, se marier. J'assistai à ses peines et ses joies ; j'en brûlai. Je me voyais dans certains de ses souvenirs, des souvenirs si lointains, une personne que j'avais été. À l'époque que j'étais encore une Mage respectée et non pas la paria qu'est la Sorcière Bannie. À l'époque ou ce petit village de Dobrum était ma terre natale, dans une autre vie.

J'avais senti son esprit quitter ce monde, je l'avais senti s'étioler jusqu'à m'échapper.

Quelque chose me toucha. Je sursautai et je vis mon propre bras tendu. Exactement comme si j'essayais de rattraper quelque chose, mais c'était le tissu de mon vêtement qui m'avait sorti de mon absence.

Je refermai lentement le poing, ignorant la douleur de mes ongles écorchant mon épiderme. Je pris une profonde inspiration et j'expirai.

Ce n'était qu'un mort, un de plus parmi tant d'autres. De plus, cette femme se faisait vieille et elle avait vécu une belle vie ; elle m'avait été utile jusqu'à la fin, j'avais pu garder un œil sur la petite.

Des hurlements retentissent à un niveau plus bas, mais je les ignorai. De toute façon, mes serviteurs étaient déjà en train de réparer le bris. Même avec plus d'un siècle d'expérience, je n'avais pas atteint un parfait contrôle de ma magie. Je n'étais même pas certaine que cela puisse être possible pour qui que ce soit, aussi difficile soit la constatation.

Je sortis de la pièce, Yacuruna sur mes talons. Quelqu'un d'autre venait de le rejoindre, et ça me surprit.

— Je croyais que tu n'aimais pas prendre cette forme, fis-je remarquer.

— Je croyais que tu n'avais pas oublié les antiques traditions, répliquai une femme d'une voix bourrue.

Je me tournai et j'admirai la femme qui me fit face. Mami Wata avait pris forme humaine. Des milliers de petites tresses entouraient son visage et ils finissaient à la hauteur de son nombril. Je pouvais voir des magnifiques objets ornés sa chevelure, mais il s'agissait en fait de ses écailles. Elles prenaient la forme d'artefacts magiques ; certains étaient des os, d'autres des crocs.

Son visage était peinturé en rouge et blanc. Les traits en forme d'amande entouraient ses yeux, rappelant les écailles d'un serpent, le tout harmonisé de quelques traits noirs mat qui lui donnaient un air mystérieux. Deux traits rouges au bord de ses lèvres rappelaient la nature reptilienne de la femme en face de moi.

— Visiblement, tu préfères les anciennes traditions à moi.

— Que tu peux être sot, répliquait Mami Wata en agitant ses doigts devant mes yeux. Petite impertinente.

Elle me dépassa avec grâce et arrogance, disparaissant dans le couloir. Je savais qu'elle se rendait au sous-sol, au bassin. Je soupirais en haussant les épaules, mais je ne pouvais que la comprendre. C'était même pour cette raison que j'allais la rejoindre, dès que je terminais ma besogne.

— Et de toute façon, ce n'est pas grave, termina l'esprit des rêves en flottant sur le dos. La petite est bientôt prête.

Je relâchai mon souffle avant de me redresser. En effet, je n'avais plus de temps à perdre. D'un claquement doigt, j'ordonnais à mes patins de ranger l'atelier. Je m'élançai ensuite vers le bassin sans m'immerger dans l'eau. Je m'occupais des préparations : il fallait que tout soit prêt pour recevoir la petite. Je dessinais les différents sigils et cercles nécessaires au sort qui allait l'emporter jusqu'à mon antre. Je terminais en laissant tomber ses cheveux dans le bassin. Des bougies étaient parsemées partout dans la pièce, toutes allumées les unes après les autres par Yacuruna.

Lorsque tout fut terminé, je m'installais en tailleur au sol. Je me vidais l'esprit, retrouvant cette mer intérieure.

Maintenant, il ne restait qu'à attendre que le poisson morde à l'hameçon.

L'Éveil de l'Arcane T.1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant