Chapitre 4

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Dehors, le temps est radieux, contrairement aux préjugés habituels dont est affligée (plus ou moins) injustement la Bretagne. Bon, certes, je me promène toujours avec un parapluie sur moi, au cas où, ce qui se révèle souvent une bonne idée (sauf les jours de grand vent). Et il faut reconnaître que le fond de l'air est toujours vivifiant, comme aujourd'hui où la température ne dépasse pas les vingt degrés, malgré la canicule qui s'est abattue sur l'ensemble du pays pendant le mois d'août. Mais, sinon, on voit le soleil, parfois, comme aujourd'hui.

— On marche jusqu'à la cité ? propose Morgane en couvrant ses épaules d'un petit foulard qui se met aussitôt à battre dans les airs (nous sommes un jour de moyen vent).

Je l'approuve d'un signe de tête et nous nous mettons en route. Je ne suis pas fâché de m'éloigner de notre petite maison blanche aux volets bleus, à cause de l'invasion de Grand-mère et de ses sbires. Je ne m'y sens plus chez moi, lorsqu'elle est là. J'ai l'impression qu'elle se donne pour mission de trouver à chaque fois un moyen de m'humilier ou me rabaisser. Cette fois-ci, elle s'est apparemment mis en tête de me trouver une "utilité" qui lui permettra de me vendre au plus offrant. C'est... c'est répugnant. Je suis heureux de ne pas avoir été élevé par elle. Je plains Maman d'avoir eu une telle génitrice.

Nous passons le long de notre jardinet qui est de loin le plus beau de toute la rue et dont tous les voisins sont secrètement jaloux. Quand ils demandent à Maman comment elle fait pour faire pousser des roses aussi énormes et odorantes, elle se contente de sourire et de dire qu'elle a la main verte. Ce qui n'est pas faux, techniquement. Ce qu'ils ignorent est qu'elle pourrait parvenir sans difficulté à des résultats bien plus impressionnants. Maman nous a raconté qu'elle avait un jour, lorsqu'elle était enfant, fait pousser un tournesol jusqu'à ce qu'il soit aussi haut qu'un palmier. Bien entendu, Grand-mère l'avait grondée et avait fait abattre la pauvre plante qui risquait de dévoiler l'existence de la magie aux humains, même planquée au cœur de la forêt de Paimpont, là où personne ne s'aventure jamais. Il paraît que ses graines avaient nourri les oiseaux des semaines durant. J'aurais bien aimé le voir, moi, ce tournesol.

Lorsque nous arrivons dans le centre historique après une petite dizaine de minutes de marche, nous trouvons les vieilles rues remplies de touristes et de vacanciers qui profitent de la toute fin de la période estivale pour dévaliser les boutiques de souvenirs. Bientôt, ils auront tous disparu. Nous aussi, d'ailleurs. J'adore Saint-Malo et je sais que la ville me manquera terriblement quand je serai à Paris où se trouve mon futur lycée. Je ne suis quasiment jamais sorti de Bretagne, sauf pour de brèves excursions.

Saint-Malo est un port très ancien dans lequel il s'est déroulé toutes sortes d'événements intéressants, quoique pas franchement toujours très recommandables. La ville a en effet été un nid de corsaires pendant des siècles. Maman nous racontait des histoires à ce sujet, quand Morgane et moi étions petits, notamment les prises de guerre du corsaire Surcouf qui a attaqué plus de cinquante navires anglais sous Napoléon.

Oui, les fées aiment bien les récits sanglants. N'allez pas nous imaginer que nous ne faisons que danser sous des arcs-en-ciel en chantant joyeusement (même s'il est vrai que les fées adorent les danses et les fêtes, mais, bon, nous ne sommes pas les seuls, hein ?). Oh, et nous avons une taille semblable à celle des humains, contrairement à ce que les dessins animés essaient de faire croire (d'accord, certes, je ne fais qu'un mètre soixante, mais je n'ai peut-être pas fini ma croissance, qui sait ?). Et je ne produis pas de poudre magique, même si on me secoue beaucoup. En réalité, mis à part mon maigre don, je suis semblable en tout point à un garçon ordinaire. Beaucoup de garçons ordinaires sont d'ailleurs bien plus talentueux que moi parce qu'ils savent jouer d'un instrument de musique ou pratiquer un sport sans risquer de se casser la figure à chaque mouvement. Ma nullité ne me rend donc peut-être pas si semblable que cela à eux.

Nous franchissons les remparts pour gagner la plage et allons nous poser sur un banc en face du Fort national. Le vent souffle plus fort, ici, et Morgane doit nouer fermement son foulard.

Nous regardons la mer un moment dans laquelle se baignent quelques lointaines silhouettes qui ne craignent pas l'eau froide. La marée est au plus bas et nous pourrions marcher à pied jusqu'au Fort, si nous ne l'avions pas déjà visité des centaines de fois. À marée haute, il redevient une île.

— Tu sais, me dit soudain Morgane qui s'est montrée étonnamment silencieuse jusqu'à présent, je regrette souvent que les fées soient forcées de se cacher des humains. J'adorerais tant pouvoir voler au-dessus de la mer sans avoir à me cacher ! Tu imagines à quel point cela doit être agréable de sentir l'écume du bout des pieds tout en laissant son corps se faire porter par le vent ?

Je me racle la gorge.

— Hum... Ouais...

Bien entendu, je ne m'imagine rien de tel, puisque je n'ai jamais volé de ma vie et que je serai bien en peine de m'imaginer les sensations que cela provoque. Morgane ne cherche pas à être cruelle. Elle ne se rend simplement pas compte de ce qu'elle dit. Elle n'a jamais réussi à se projeter dans ma peau et n'a pas la moindre idée de ce que cela fait d'être une fée sans aile et (presque) sans pouvoir, en plus d'être une anomalie génétique (et d'être potentiellement gay). Oh, et d'être nul.

La jeune fille pose sa tête sur mon épaule, se méprenant sur ma soudaine raideur.

— Ne fais pas attention à ce que raconte Grand-mère, me dit-elle. Et tu n'es pas du tout obligé de sortir avec une fée et encore moins d'avoir un enfant avec elle. Je sais bien que tu les trouves exaspérantes. Tu finiras bien par rencontrer un jour la ou les femmes de ta vie, et peu importe si elles sont humaines.

À cet instant précis, j'ai envie de lui parler de ce garçon que je regardais et des sentiments étranges qu'il m'inspirait. Je me dandine sur le banc, formulant la phrase parfaite dans ma tête. Les mots restent finalement coincés au niveau de la gorge. Je ne suis pas encore prêt à dévoiler ce pan de ma personnalité, même à la personne dont je suis le plus proche à cause de cette histoire de ventre partagé. Je me contente finalement donc de dire :

— Oui, ben rien ne presse, hein ?

Morgane m'ébouriffe les cheveux.

— Tu as la vie pour ça, p'tit frère.

À ce moment-là, bien sûr, ni elle ni moi ne nous doutions des événements qui s'apprêtaient à me tomber dessus.

Le lycée des Surnaturels (bxb)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant