1 | les photos sur le mur du salon

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Cara, janvier

Autrefois, on était magnifiques. On était des artistes, admirés, et on s'en fichait : on se contentait de se sentir vivants, dans notre art, sur scène, comme si c'était tout ce qui comptait, comme si rien ne pouvait jamais nous arriver. Mais on a perdu cette beauté depuis longtemps. Maintenant, on est juste écorchés, des cœurs à vif qui ne savent plus trop comment battre. Quelque chose a brisé les liens entre nous, mais quoi ? On ne se sent plus aussi bien ensemble. Ça n'a plus de sens, tout ça.

Certaines nuits, je rêve que Léandre danse encore avec moi, qu'Ophélie m'accompagne au piano, que Milo me persuade de me joindre à un ramassage de déchets, qu'Ève me déclame l'un de ses poèmes pour m'aider à pleurer, parce que les larmes refusent de sortir et que j'ai désespérément besoin de me sentir plus légère. Mais je suis seule, désormais. On est tous chacun de notre côté, et décidément, oui, non, tout cela n'a plus de sens.

Ève, février

Nouveau message de : Milo ~

L'invitation de Milo était arrivée sur son application de SMS alors qu'elle était assise face à la cheminée. Elle avait passé sa journée à noircir son carnet de vers libres qu'elle raturait aussitôt, comme depuis des semaines. L'inspiration était capricieuse - son éditeur aussi, qui exigeait d'elle un nouveau recueil avant l'automne. Le délai était long, six mois pouvaient suffire, mais pas pour elle. Alors chaque jour, elle essayait, écrivait, désespérait et finissait par s'asseoir face à la cheminée, un livre à la main, ou écrivant sur son ordinateur une chronique pour le magazine qui la payait pour ça. Chaque jour, elle s'en voulait un peu plus.

Alors quand elle lut le message de Milo - toujours ce bon vieux Milo, qui s'efforçait de les réunir -, elle n'hésita même pas avant de le laisser en "vu". Une fois de plus, il proposait au groupe d'amis de se retrouver le temps de quelques semaines, pour dire de renouer les liens perdus. Ça fait des années qu'on n'a plus rien en commun.

Sur les réseaux sociaux, Ève parcourut les profils de ses amis. Les vidéos du compte Instagram de Cara, danseuse étoile, la montraient triomphante et magnifique. Léandre enseignait l'espagnol à Paris, sérieux et discret comme toujours. Ophélie était connue à l'international comme compositrice, et les images de ses vieilles tournées abondaient sur son compte Facebook. Milo postait de moins en moins de vidéos de ses discours, mais alimentait son journal d'artivisme des productions de ses abonnés. Ils étaient accomplis. Magnifiques, pour sûr. Peut-être même heureux. La seule image qu'Ève avait encore d'eux, c'était celle que lui donnaient les réseaux sociaux, et les réseaux sociaux les montraient talentueux.

Elle n'avait plus leur place parmi eux depuis bien longtemps. 

Alors Ève laissa son téléphone sur le côté tandis que ses anciens amis planifiaient leurs retrouvailles, et alla se coucher sans une pensée de plus pour ce qui avait été, et n'était plus.

Ce ne fut que le lendemain matin, quand elle se rendit au marché, qu'elle ouvrit à nouveau son téléphone pour constater que tout était prévu, de la date au lieu, en passant par les activités possibles, et qu'Ophélie lui avait envoyé un message sur la conversation privée qu'elles avaient abandonnée depuis des mois.

OPHELIE - Hello Ève ! Tu dois l'avoir vu, on a prévu de se retrouver cet été avec le groupe. Tu en es ? 

OPHELIE - (Je sais que tu n'as pas répondu parce que tu crois que tu n'y as pas ta place, mais c'est faux. Viens, s'il te plaît.)

Par habitude, par instinct peut-être, Ève ignora les messages, sourit mécaniquement à la boulangère et au maraîcher, se faufila entre les passants, pria pour être rentrée au plus vite, hors de ce froid glacial. Elle emprunta la route qui menait de la petite ville au hameau, puis celle qui reliait le hameau à la falaise, s'appuyant sur sa canne alors que la douleur la tourmentait de plus en plus, comme la houle un soir de tempête. Elle finit par crier grâce et s'asseoir sur un banc, les poings serrés. Elle se laissait dix minutes pour reprendre son souffle, puis elle se remettrait en route - son prochain recueil l'attendait et, si elle restait là trop longtemps, elle n'aurait plus le courage de repartir. 

"Tu aurais dû me demander de t'amener, lâcha une voix tout près d'elle."

Elle leva les yeux au ciel en reconnaissant Jonas, les bras croisés. Derrière lui, sa voiture brillait sous le soleil de février, sûrement dotée d'un chauffage. Son voisin lui tendit la main.

"Viens, je te ramène."

Elle n'argumenta pas. Jonas avait beau l'irriter quand il la réveillait à trois heures du matin pour lui demander des oeufs, elle savait que c'était lors de ses insomnies qu'il cuisinait, et il lui apportait régulièrement des parts de gâteau, en plus d'être là pour elle quand elle n'avait plus la force de faire front à elle seule. Une fois assise dans la voiture, elle soupira d'aise en posant les mains sur la bouche d'aération.

"Je me demande toujours pourquoi tu vis seule, si loin de tout, alors que tu as ce genre de difficultés. 

- Parce que mon cher voisin est toujours là pour me dépanner, sourit-elle."

Ça sonnait faux, et ils le savaient tous les deux.

"Si je n'avais pas été là, tu serais restée affamée l'hiver dernier. C'est risqué, Ève, et tu le sais. Pourquoi ne pas aller vivre au village ? 

- Je tiens à ma falaise."

Il leva les yeux au ciel et augmenta la température dans l'habitacle. Ils parlèrent brièvement de la pénurie de fromage de la mère Mackenzie, qui avait perdu beaucoup de ses chèvres à cause d'une épidémie, et du prix des poissons de M. Georges. Quand la petite maison d'Ève ne fut qu'à quelques mètres, Jonas s'arrêta pour ne pas ravager les fleurs et aida la jeune femme à descendre. 

Elle s'accorda quelques instants, appuyée sur le bras de Jonas, pour regarder la falaise et les vagues en contrebas. Ici, la mer était rarement calme, et c'était peut-être ça qu'elle aimait tant : la certitude qu'elle n'était jamais la seule à vouloir lutter, à vouloir vivre un jour de plus. Quand elle pleurait, la mer noyait ses larmes. Quand elle hurlait, la mer couvrait sa voix. Quand elle dansait, la mer l'enveloppait de ses bras. Elle n'était jamais seule. Le vert de la végétation, le brun de la roche, le bleu de l'eau, tout semblait en harmonie ici, et elle aussi.

Jonas l'accompagna à l'intérieur. Une fois qu'elle fut assise à table, elle lui proposa de préparer du thé, comme à chaque fois qu'ils passaient du temps ensemble. Il accepta.

Jonas ne savait pas pourquoi elle était là. Il ignorait tout de son passé, de ce qu'il s'était passé un soir de juin, de la vie qu'elle avait eue dans un autre pays, et c'était mieux ainsi. Ils burent donc du thé en silence, jusqu'à ce que le téléphone d'Ève sonne depuis son sac. Sans réfléchir, Jonas alla s'en emparer et regarda qui appelait, avant de le lui tendre.

"C'est un certain Milo."

Elle ne décrocha pas, et elle aurait tranquillement savouré son thé si le regard de Jonas ne s'était pas fait interrogateur.

"C'est un vieil ami, répondit-elle. Il cherche à réunir un groupe qui date du lycée, mais on n'a plus grand-chose en commun.

- Tu devrais y aller. Ça pourrait te faire du bien de voir du monde."

Ève haussa les épaules.

"On n'a plus rien à se dire.

- Pourtant, il y a toujours des photos sur le mur de ton salon. Je présume que c'est eux."

Elle se contenta de boire une nouvelle gorgée de son thé.

"Écoute, tout ce que je sais, c'est que tu n'arrives pas à avancer sur ton prochain recueil, que tes douleurs ne s'améliorent pas, et que la solitude ne doit pas aider. Peut-être que l'inspiration te reviendra en changeant d'air."

Et elle avait beau s'être promis de ne plus y penser, après le départ de Jonas, Ève se demanda si elle était certaine de ne pas, un jour, regretter sa décision.

C'est peut-être pour cette raison qu'elle n'eut aucun mal à s'imaginer quatre mois plus tard, sous le soleil de juin, confiant un double de ses clés à Jonas et lui demandant d'arroser ses plantes. Elle s'imagina grimpant dans un avion, regardant son foyer s'éloigner depuis le hublot, et se dirigeant vers le pays où elle avait tant souffert, le coeur au bord des lèvres.

Peut-être, au final, ses amis avaient-ils encore quelque chose à lui dire.

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant