5 | le message de trois mots

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Cara, juin

Certains soirs, lorsque je ne peux pas dormir, je pense à Léandre. À la façon dont on dansait ensemble, autrefois. À sa joie lorsqu'on a appris qu'on était acceptés dans la même école de danse, qu'on pourrait garder notre duo légendaire. Ce soir-là, on en avait dansé dans les rues, et il n'y avait eu personne pour nous réprimander. Son sourire valait des milliers d'étoiles.

Je pense à Léandre, à Ophélie qui joue au piano pour nous, à Milo qui peaufine son texte pour le prochain spectacle, à Ève qui arrive en retard, elle qui était toujours en avance. Personne ne lui a demandé pourquoi ces cernes, pourquoi ces restes de larmes sur ses joues. La culpabilité revient en un instant, aussi violente que la première fois, alors je pense à Léandre.

À ses doigts qui lacent ses chaussons de danse, à son souffle sur ma peau à la fin d'une chorégraphie, à ses yeux dans les miens, à son sourire ce soir-là. Surtout, ne pas penser à sa voix au téléphone le soir où sa vie a changé. Ne pas penser aux mots que les médecins ont prononcé, il ne pourra plus danser, pas comme ça en tout cas, et à ceux sur ma messagerie électronique, quand j'avais dédaigné de répondre, Cara, je suis désolé.

Certains soirs, lorsque je ne peux pas dormir, je pense à Léandre, et à tout ce que nous avons perdu, semé comme des graines de pissenlit dans le vent. 

Je n'ai jamais beaucoup aimé le passage du temps.

Léandre, juin

Les étoiles sur le plafond dessinaient des constellations. Il les avait disposées au hasard un soir de juin, pour rendre un peu plus agréable la chambre délabrée de sa colocation. Elles étaient roses, jaunes et bleues, aussi irréalistes que les dessins qu'elles traçaient, mais Léandre avait eu assez d'insomnies pour esquisser au feutre noir toutes les constellations et leur trouver un nom. Il y avait Andromède, Ulysse, Polyphème le regardant de loin, et Rose, nommée par celle qui l'avait vue la première - une histoire d'un soir sans importance, une de plus. Mais les étoiles, elles, restaient. Léandre ne craignait pas de les briser. Les étoiles pouvaient survivre à tout. Pas les gens.

Il soupira et se redressa dans son lit. Le réveil indiquait quatre heures du matin, trop tôt pour aller à la bibliothèque, trop tard pour se rendre dans un bar. Malgré tout, Léandre enfila la première chemise qu'il put trouver, un pantalon qui traînait, et s'empara de son téléphone avant de sortir de l'appartement. Il marcha jusqu'aux quais de Seine, les mains dans les poches, croisa des jeunes gens sortant de boîte de nuit et quelques vagabonds nocturnes. Quand le fleuve lui apparut, il sentit son cœur s'apaiser un peu et descendit sur les quais. Là, il ôta ses chaussures, remonta le bas de son pantalon et s'assit tout au bord, les pieds au-dessus de l'eau. Son regard se posa brièvement sur la cicatrice qui barrait sa jambe gauche, celle qui lui avait arraché la danse et sa carrière. Son ventre se tordit, alors il ferma les yeux et se concentra sur le clapotis de l'eau.

La Seine était calme, moins tumultueuse que la mer, moins vaste que l'océan, mais Léandre savait grâce à ses cours de géographie qu'un fleuve était toujours relié à une mer, qu'il n'était rien d'autre qu'une partie de celle-ci. Il aimait à penser que la mer voulait conquérir la terre, venir voir comment c'était au cœur des villes et des montagnes, et montrer aux âmes perdues qu'elle n'était jamais vraiment loin d'elles. Dans cette grande parabole, il aurait aimé être le fleuve, le témoignage de quelque chose de plus grand, une once de beauté dans un monde aseptisé. Mais il savait qu'il était l'une des âmes perdues, un anonyme au milieu de la foule de Paris.

Pendant qu'il déprimait au bord d'un fleuve prisé par les touristes, Cara devait être en pleine représentation à l'autre bout du monde. Ophélie devait dormir quelque part, dans son appartement ou dans l'hôtel d'une ville de province. Milo, le connaissant, devait déjà avoir préparé la maison de ses parents pour leur arrivée, et Ève... Ève devait essayer de dormir, elle aussi, et ne pas y parvenir davantage que lui.

Léandre déverrouilla son téléphone et consulta les derniers messages qu'il avait échangés avec elle. Durant des mois, cinq ans plus tôt, ils avaient conversé, s'étaient téléphoné, et elle avait été là, avait fait de son mieux - ça n'était pas parfait, il l'avait parfois injuriée au fond de lui-même, mais il reconnaissait désormais qu'elle avait été présente, et qu'elle avait bien fait. Mais comme certains messages (trois petits, petits, minuscules mots) semblaient faire grossir la boule dans sa gorge - boule de canon prête à exploser, grenade déjà dégoupillée -, il rangea son téléphone dans sa poche et reprit son chemin vers la colocation.

Quand il poussa la porte, il était six heures du matin, et il ne s'attendait pas à ce que Mina et Léo soient levés si tôt. En général, ils profitaient des vacances d'été pour dormir jusqu'à midi, puis préparer leurs cours de la rentrée durant l'après-midi, se plaignant parfois du bruit de la cafetière à dix heures, l'heure maximale du petit-déjeuner pour Léandre. Il dévisagea donc ses colocataires, et fut rassuré de voir des cernes sous les yeux de Léo et un air bougon sur les lèvres de Mina.

"On dirait des zombies, plaisanta-t-il.

- Bonjour à toi aussi, ronchonna Mina. Tu n'es pas beaucoup mieux.

- Je l'ai réveillée tôt pour les vacances, intervint Léo. Si on part assez tôt, on peut peut-être éviter le gros des embouteillages. Tu es toujours sûr de ne pas vouloir venir ?"

Mina plongea le regard dans sa tasse vide.

"J'ai besoin d'un autre café, se plaignit-elle."

Léandre rit et lui en prépara un. Léo et Mina étaient enseignants dans le même lycée que lui, et en couple depuis des années. Quand il avait débarqué dans son premier poste, jeune et encore plein d'illusions, il avait cru pouvoir trouver un logement avant que son bail d'étudiant n'arrive à terme. Mais il avait oublié que la réputation de Paris était parfois fondée, et il se serait retrouvé à la rue sans la générosité de ses collègues, qui avaient décidé de lui louer la chambre en trop de leur appartement. Chaque été, ils partaient en vacances vers l'Espagne, et c'était tout naturellement qu'ils avaient proposé à Léandre, professeur d'espagnol, de les accompagner. Mais il avait refusé, au grand désarroi de ses colocataires, qui s'étaient empressés de lui dire que c'était peut-être sa première année à Paris en tant qu'enseignant, mais que s'il ne prenait pas l'air cet été, il serait au bout du rouleau avant janvier. Il en avait ri.

Il posa la tasse de café devant Mina et s'assit sur la troisième chaise de la petite table ronde, grignotant un biscuit sec.

"Toujours sûr, oui. Je suis invité à la mer par un ami du lycée.

- Ah, cette histoire de retrouvailles, rétorqua Léo. Je pensais que tu réfléchissais encore à te défiler."

Léandre haussa les épaules.

"C'est important pour lui. Pour le reste du groupe, aussi. Et...

- Et c'est important pour toi, ajouta Mina. Vas-y. Au pire, tu prendras le train et tu nous rejoindras en Espagne.

- On a fait allemand au lycée, plaisanta Léo. On ne parle pas un mot d'espagnol et on aurait bien besoin d'un traducteur, si tu t'ennuies.

- C'est gentil."

Leur générosité l'avait toujours époustouflé. Une heure plus tard, il en était toujours à cette réflexion quand il regarda la voiture s'éloigner, faisant un signe de la main à ses collègues - ils se retrouveraient dans les embouteillages, c'était certain. Il rentra dans l'appartement, s'occupa de la vaisselle, et finit par se laisser tomber sur son lit, les yeux rivés sur les étoiles accrochées au plafond.

Il ne savait pas quoi faire de sa journée. Ses cours pour l'année prochaine étaient déjà prêts, et il n'avait aucune envie d'ouvrir un livre ou de commencer une série. Il voulait rester là, les yeux rivés sur les petites étoiles en plastique.

Ses pensées le ramenèrent au message d'Ève, cinq ans plus tôt. Trois mots, et toute une vie d'espoir en un unique SMS.

Je suis là.

Il lui en serait à jamais reconnaissant. Un jour, Léandre aussi s'était promis d'être là pour ses amis, de ne jamais les abandonner, de toujours surmonter la colère et la rancœur, parce que la liberté qu'ils ressentaient ensemble en valait la peine. Alors il irait. Si ses amis voulaient essayer une fois de plus, il serait là.

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant