Ophélie, août
et tout a
explosé.
je croyais avoir tout fait
tout défait
tout soigné
je croyais avoir aidé
Ève
à sortir la tête de l'eau
mais elle ne m'a rien dit
elle ne m'a pas parlé
du secret
ne m'a pas raconté
le poids de tout ce qu'elle savait
ne m'a jamais dit
la vérité.
je croyais être la seule à avoir été là mais
même moi, je ne savais pas.
Léandre, août
TW. Ce chapitre mentionne le suicide.
Il s'était réfugié sur la plage comme si la mer pouvait lui faire oublier à quel point les non-dits lui pesaient. En croisant Amélia en pleine rue, il avait laissé Ophélie pleurer entre ses bras et était parti se plonger dans l'eau glacée, qui lui rappelait insidieusement la Seine. Cette eau calme lui manquait. Le bruit de Paris lui manquait. Au moins, quand tant de monde parlait, vivait et se mouvait à la fois, il n'arrivait pas à réfléchir. Il n'avait pas le temps de penser à l'ampleur de ses regrets.
L'eau était légère et fraîche autour de lui, de ce froid nocturne qui apaise tous les coeurs et fait taire les cauchemars du jour. Son coeur, à l'inverse, pesait lourd, comme celui d'Ève, il le savait. Ève qui avait tout révélé. Ève qui avait été étouffée par le poids de leurs secrets durant des années, sans qu'ils ne prennent la peine d'essayer de comprendre ce qu'elle traversait. Mais Eve savait tout. Elle avait croqué dans la pomme, et elle n'avait pas maudit le monde - le monde l'avait maudite. Qui, au fond, pouvait se vanter de savoir ce qu'elle ressentait ?
Et Léandre s'en voulait, s'en voulait tellement de ce qu'il avait fait, et de ce qu'il ne parvenait pas à dire. Les pensées se mêlaient, et la fraîcheur de l'eau sur sa peau ne suffisait pas à le ramener sur terre. Il aimait Cara, qui ne l'aimait pas. Il avait blessé Ève, qui voulait le pardonner et s'en trouvait bien incapable. Il était peut-être temps de rentrer à Paris, là où ses colocataires ne savaient rien, là où il pouvait être anonyme, vivre sa vie d'enseignant et ne briser personne. Là où ce n'était pas si dur de penser à ses amis, parce qu'ils n'étaient pas là pour symboliser tout ce qu'ils avaient perdu - leur intimité et puis, franchement, aussi, leur liberté.
Tandis qu'Ophélie jouait du piano chez Amélia, tandis que Milo et Cara s'efforçaient d'apaiser la souffrance d'Ève, tandis qu'Ève pleurait sans pouvoir s'arrêter, Léandre hurla. Il hurla comme on pleure, comme on milite ou comme on vit, avec ces émotions trop grandes qu'il faut bien extérioriser d'une manière ou d'une autre, cette anxiété et cette douleur accentuées par les années, qui explosent enfin. Il hurla d'abord sans mots, puis il cria tout ce qui pesait trop lourd sur son petit coeur endommagé, et d'un mot à l'autre, la souffrance se mua en liberté, les excuses en théâtre, et il déclama des tirades qu'il connaissait par coeur, passant de l'une à l'autre sans transition, comme si l'amour non réciproque de Phèdre et l'intégrité d'Antigone n'étaient qu'une seule et même chose, parce que c'était le cas - en lui, elles étaient les mêmes, parce qu'il y avait Cara, il y avait Ève, il y avait Milo et Ophélie, il y avait les souvenirs et l'ampleur du regret, et surtout, il y avait lui, qui ne savait plus si bien où l'on va quand la liberté meurt.
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C'est avec Ève que tout a commencé
General FictionIls se sont connus au théâtre, alors qu'ils avaient quinze ans et les yeux emplis d'étoiles. A l'époque, ils donnaient vie à des histoires tumultueuses, splendides et dévastatrices, du genre de celles qui vous prennent aux tripes et ne vous laissent...