17 | la moitié d'une tasse de thé

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Milo, août

Quand Ophélie est partie, puis Ève aussi, j'ai laissé Léandre et Cara seuls sur la plage. Plus rien ne me retenait. On avait beau être ensemble - enfin -, la tension restait pesante, et aucun d'entre nous n'osait prononcer les mots qui auraient tout libéré. La digue se fissurait. Je ne voulais pas être là quand elle cèderait.

J'ai essayé de toutes mes forces, mais on ne peut pas toujours affronter les tempêtes. Certaines vous envoient valser à l'autre bout de l'océan. Je ne voulais pas me noyer.

Alors je suis parti, moi aussi - j'ai laissé la plage derrière moi, et je me suis efforcé de ne pas me retourner. Dans toute cette histoire, les relations les plus anciennes ne sont pas toujours celles qu'on peut préserver. Mais il y en avait une que je pouvais créer, et que je désirais ce jour-là plus que jamais. La main d'Andreas qui frôlait la mienne m'ouvrait une nouvelle porte.

La digue finirait par céder. Mais, à l'autre bout de la ville, un nouveau monde m'attendait. Rester là, attendre la fin, c'était laisser passer cette chance. J'avais déjà commis cette erreur une fois. Désormais, j'avais compris.

Aimer, ça dépend des gens. Mais s'accrocher au passé, ça pourrit l'avenir de tout le monde.

Ophélie, août

Elle avait quitté la plage avant les autres, prétendant qu'elle devait aller poster des lettres et téléphoner à sa famille. Il n'en était rien, et elle avait lu dans les yeux d'Ève qu'elle ne la croyait pas. Mais Amélia l'attendait dans son minuscule appartement, et Ophélie avait envie de la voir. 

Il y avait sa façon de dire la vérité avec douceur. Il y avait son rire, la flamme dans ses yeux, la certitude que rien de mal ne pourrait leur arriver si elles restaient ensemble. Florence était très différente, plutôt du genre à aller droit au but, et Ophélie avait aimé sa franchise - autour d'elle, tout le monde l'encensait, mais Florence avait osé lui faire remarquer ses erreurs. C'était avec Florence qu'Ophélie avait trouvé son équilibre, et Amélia renversait tout. Mais elle y retrouvait la sensation des premiers jours : l'impression que rien de mal ne pouvait arriver. C'était à ça qu'Ophélie reconnaissait, chez elle, comment l'amour s'exprimait.

Elle passa le trajet à se demander si elle prenait la bonne décision, si elle était capable d'aimer Amélia comme elle le méritait, si le poids du passé ne la pousserait pas à briser un coeur de plus. Mais il lui semblait qu'il était déjà trop tard - la machine était déjà enclenchée, et lutter contre un coeur qui bat, c'était se tuer avant l'heure. Si elle allait à l'encontre de son âme, elle le regretterait pour le reste de sa vie. C'était quelque chose qu'elle avait appris très tôt. 

Alors Ophélie entra dans l'appartement d'Amélia, rit avec elle, l'écouta jouer du violon, prépara du café, la laissa l'embrasser - l'épaule, la gorge, la joue, les lèvres, tous ces endroits que nul n'avait embrassé depuis deux ans. À chaque baiser, Amélia demandait si ça allait, si elle voulait qu'elle arrête. À chaque baiser, Ophélie lui demandait de continuer. Jusqu'à ce que le lit les appelle, et qu'elle ne dise plus rien. 

Amélia s'arrêta aussitôt, l'interrogeant du regard derrière ses cheveux d'un rouge chatoyant. Ophélie secoua la tête.

"Désolée."

Elle observa les mains d'Amélia proches des siennes, sa douceur, son respect. Florence était très différente, oui, mais elle aussi l'avait toujours respectée. Au fond, elle n'avait jamais cessé de l'aimer. 

Peut-on vraiment aimer quand on fait encore le deuil de ce que la vie était autrefois ? 

"Je suis désolée.

- Ce n'est pas grave, s'empressa de répondre Amélia. Ce n'est pas grave, je t'assure."

Mais dans son respect, Ophélie revit sa première fois avec Florence, leur mariage, et tout ce qui avait suivi. Elle fondit en larmes. Amélia fut douce, gentille, lui tendit des mouchoirs, lui prépara du thé, et ne lui posa aucune question. Quand Ophélie lui demanda d'appeler Ève, Amélia le fit aussitôt, et Ève arriva avec ses grands yeux bruns emplis d'inquiétude. Amélia les laissa seules, fermant la porte derrière elle, et Ève s'assit sur le lit, à côté d'Ophélie. Elle saisit doucement sa main et la laissa pleurer contre son épaule, comme la première fois qu'Ophélie était venue frapper chez elle, le coeur en vrac. Ève avait toujours été là. Seule Ève connaissait toute la vérité.

"C'est Florence, n'est-ce pas ?"

Ophélie acquiesça, serrant entre ses doigts la tasse de thé encore pleine - Amélia ne l'avait remplie qu'à moitié, pour que ses sanglots ne projettent pas d'eau brûlante sur sa peau. Cette tendresse ne fit que ranimer ses larmes.

"J'ai l'impression que je ne peux plus aimer correctement, hoqueta-t-elle. Je vais briser le coeur d'Amélia, parce que je ne peux pas lui donner ce qu'elle veut, parce que j'aime encore Florence tellement, tellement fort. 

- Tu ne cesseras jamais de l'aimer, souffla Ève. C'est normal. Tu as le droit de prendre tout le temps dont tu as besoin, et je suis certaine qu'Amélia l'acceptera. Il lui suffit de lui dire la vérité."

Elle secoua vivement la tête, tremblante. Une goutte d'eau chaude gicla sur sa peau, et Ève l'essuya d'un geste. 

C'est pourtant ça, une relation saine, Ophélie : en parler. Tu sais qu'Ève a raison.

Dans sa tête, ses pensées avaient pris la voix de Florence.

C'est comme ça qu'on aime : on accepte, et puis on laisse venir. Tant qu'on est ensemble, on peut affronter toutes les vagues.

Mais cette vague-là, c'était un ouragan, et Ophélie n'avait jamais trop aimé les tempêtes.

"Tout va bien, Ophélie. Amélia ne t'en veut pas, et tu n'es pas seule. Respire."

Quand elle eut repris ses esprits, la voix enfin posée, elle ne trouva pas les mots pour remercier Ève. Sa voix se brisa sur une phrase, et le retour d'Amélia, la deuxième tasse de thé, les petits gâteaux pour lui redonner de l'énergie, tout l'empêcha de trouver le bon moment. Alors elle ne dit rien, comme toujours.

Ève partit, les laissant à deux. Peu après son départ, Ophélie reçut un message sur son téléphone.

ÈVE - Tu devrais le dire aux autres. Ils pourraient être là pour toi, eux aussi. 

Et, comme si c'était la meilleure chose à faire, Ophélie raconta tout à Amélia. Ce fut la seule personne, hormis Ève et les habitués du Queen's Rhapsody, à savoir ce qu'il s'était passé. Et les mots d'Amélia furent comme un boulet de canon dans les certitudes d'Ophélie.

"On ne se remet pas de ça, Ophélie. Mais on peut réapprendre à vivre. Ça prendra le temps nécessaire, et si tu es d'accord, je serai là pour toi. Je te tiendrai la main à chaque instant."

Elle lui tenait déjà la main, et c'était tellement plus facile d'affronter la douleur quand elle ne se sentait pas seule. Alors, dans un souffle, elle essuya une larme traîtresse et répondit à son amie. 

VOUS - Je le ferai. Merci, Ève. 

Et, comme le besoin de s'asseoir au piano se faisait de plus en plus impérieux, Ophélie joua un morceau, puis un deuxième, un troisième, encore et encore, tandis qu'Amélia préparait des cookies. Ophélie laissa la musique emporter ses maux, et regarda l'amour naissant, la complicité qui s'établissait - c'était peut-être ça, cette atmosphère chaleureuse, cette douceur, cette candeur, qui fascinait tant les écrivains dans l'amour. 

La littérature lui manquait. Le théâtre lui manquait. Voir ses amis sur scène, heureux, là où ils étaient censés être depuis toujours, lui manquait. Il n'y avait qu'ensemble, sur scène, qu'ils se sentaient véritablement libres. Et, depuis des années, Ophélie avait désespérément besoin de liberté.

Ce fut là, assise face au clavier d'une inconnue qu'elle se prenait à aimer, qu'Ophélie décida de tout faire pour qu'ils rejouent enfin ensemble. Ce spectacle, ce festival dont ils avaient reçu le flyer, ils y seraient. Et ça leur ferait le plus grand bien.

Cela faisait dix ans qu'ils cherchaient à reprendre leur souffle, après tout.

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant