36 | l'arbre, le vent, la pluie

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Milo, novembre

Il avait trouvé Ève assise sur un banc, une tasse vide entre les mains. À côté, sa canne semblait dérisoire, si faible face au soutien dont elle avait besoin. Les fleurs dessinées sur le bois se moquaient de tout, de la vie, de la mort, d'elle surtout. Ce matin-là, quand il s'était réveillé, son premier réflexe avait été de chercher Ève. Elle avait besoin de lui. Et, parce que lui avait eu besoin d'elle jadis, il pouvait bien lui rendre la pareille. 

Ils avaient pris l'avion la veille, étaient rentrés à Paris. Ophélie avait fait de la place pour eux tous dans son vaste appartement désert, et elle avait fait dormir Ève dans son lit, pour préserver son corps abîmé. Mais le lit était trop grand, trop froid, et le coeur d'Ève, trop lourd, alors ils l'avaient tous rejointe pour qu'elle se sente un peu moins seule. Elle s'était levée la première. Peut-être n'avait-elle pas dormi du tout.

Alors, dans la petite cour de cet immeuble parisien, face à l'unique arbre du jardin, Ève s'était assise. Elle semblait minuscule là, avec sa robe bleue et son châle noire de la veille - c'était comme si elle avait décidé d'arborer des couleurs pour conjurer le sort, mais que le sort la rattrapait quand même. Elle faisait de son mieux. Certains jours, ça ne suffisait pas.

Milo s'assit à côté d'elle. Elle jeta un bref regard au carnet et au stylo qu'il avait entre les mains.

"Ça te ferait peut-être du bien d'écrire, murmura-t-il.

- Je n'ai pas envie d'écrire, répondit-elle. Les mots sont partis."

Ils restèrent assis en silence, face au grand arbre dont les feuilles bruissaient sous le vent. La tasse était devenue froide entre les mains d'Ève, et Milo se doutait que si elle ne la posait pas, si elle la gardait là, tout contre elle, c'était pour y ramasser les larmes qu'elle retenait à l'intérieur, comme lorsqu'on serre un coussin fort, très fort, pour ne pas pleurer. Son cœur était lourd, à lui aussi. Il craignait d'avoir perdu une amie. Une fois de plus, il n'avait rien vu. Une fois de plus, elle n'avait rien dit. 

"Je suis désolé, Ève, souffla-t-il."

Comme si le vent, comme si la pluie qui commençait à tomber pouvaient porter ses mots et les rendre plus légers, moins difficiles à prononcer.

"Ce n'est pas grave, déclara-t-elle. Vous ne pouviez pas savoir. J'avais peur de... de vous le dire."

Elle inspira profondément, la voix tremblante.

"Au début, je croyais que ce serait moins violent si personne ne le savait. Et puis je n'ai plus su trouver les mots, ni l'occasion, ni rien du tout. Alors je n'ai rien dit. La plupart du temps, j'oubliais. Et quand je me souvenais, quand c'était trop dur, je me disais que j'oublierais après."

Elle haussa les épaules avec un sourire triste.

"Je ne m'attendais pas à ce que ça soit si dur. Je ne savais pas à quoi je m'attendais, en fait. C'est toujours atroce, quand on n'arrive pas à dire les choses."

Et là, sous ses yeux, Ève se recroquevilla sur elle-même et posa la tasse. Doucement, comme si elles craignaient de déranger, ses larmes se mirent à couler.

"Je ne comprends pas pourquoi c'est seulement maintenant que j'ai du mal. J'ai résisté à tout, à l'accident, aux blessures, à la douleur, à la souffrance, mais maintenant, je peine à simplement respirer. C'est comme si ça n'avait servi à rien, tout cet entraînement à la douleur. À la fin, ça fait toujours aussi mal."

Elle avait raison. On n'apprend pas à résister à la douleur, Ève. Elle fait toujours aussi mal. C'est comme ça. Mais, tu sais ? Je suis là.

"Tu as tant vécu, Ève. Tu as souffert, pardonné, souffert encore, et pardonné encore. Tu n'as jamais cessé de faire de ton mieux, et quand tu pleurais, tu faisais en sorte de justifier tes larmes par un rien du quotidien, ou que personne ne les voie. Maintenant, tu ne peux pas les cacher. Ce n'est pas une mauvaise chose. Après, ton cœur sera plus léger."

Elle éclata en sanglots.

"C'est atroce, hoqueta-t-elle. C'est laid, un homme qui a peur."

Antigone. Jean Anouilh. Elle avait fait de cette pièce son symbole. Courage. Liberté. Et, pour elle, un élément de plus : résilience. 

"Et pourtant, j'ai si peur, si peur, poursuivit-elle. De la suite. De ne plus jamais vivre sans avoir mal."

Sans un mot, Milo se rapprocha et l'enlaça, doucement, tendrement, comme un frère avec sa soeur, comme un enfant tendant un bonbon à son camarade qui pleure, comme un ami avec un autre. Il caressa doucement ses cheveux, s'efforça de les tresser sans y parvenir, arrêta d'essayer - comme autrefois, comme autrefois -, et finit par dire : 

"Tu es si belle, Ève. Tu es belle parce que tu es humaine. Aujourd'hui, ton corps, ton coeur te lâchent. Ils te disent que c'est trop dur. C'est parce qu'il est temps de réapprendre à vivre. Autrement. Avec moins de secrets. Davantage de mots pour dire la vérité. Et davantage de larmes qui sortent, au lieu de s'accumuler."

Et c'était vrai, c'était laid quand elle pleurait comme ça, contre lui, à en mouiller son tee-shirt, à en perdre le souffle. Il la serrait, la serrait fort, comme pour essayer d'atteindre son coeur et lui murmurer tout ira bien, comme pour toucher son âme et lui intimer fais-la écrire, qu'elle ne garde pas tout ça en dedans. C'était laid, certes, mais c'était beau parce que c'était vrai.

Et puis, quand Ève eut fini de pleurer, la pluie prit le relais, et ils rentrèrent tous les deux, main dans la main, Milo tenant la tasse qui avait décidé de ne plus recueillir de larmes dissimulées. Ils trouvèrent Ophélie au piano, Cara en train de danser, et Léandre griffonnant sur un carnet. Ils s'arrêtèrent en la voyant, mais elle leur dit de continuer, que ça lui faisait du bien, et ils reprirent lorsqu'elle se fut assise sur une chaise un peu abîmée, comme elle - mais toujours là, comme elle. Elle refusa le carnet que lui proposait Milo, mais se blottit contre lui, murmura il y a tant de choses encore que je ne vous ai pas dites, parla un peu de jolies choses et de souvenirs d'enfance, et s'endormit.

Cara, novembre

J'avais quinze ans quand j'ai vu Ève pour la première fois. Elle était belle, elle était grande, elle doutait de beaucoup de choses, mais pas vraiment d'elle, enfin, c'est ce qu'il me semblait. J'étais loin de me douter, à l'époque, qu'elle souffrirait autant, et moi aussi, qu'on aurait du mal à se parler, mais que dix ans après, on serait toujours là l'une pour l'autre. Je n'imaginais pas qu'on formerait une troupe de théâtre, une vraie, que je tomberais amoureuse du garçon qu'elle m'avait fait rencontrer, que j'aurais mes meilleurs fous rires avec un comédien un peu cabossé, et mes plus belles chorégraphies avec une pianiste qui essayait, qui essayait, qui essayait. Je n'imaginais pas qu'on traverserait tant d'épreuves, et qu'on serait toujours là, encore et encore, pour essayer de vivre et d'être libres. Les gens disent que quand on devient adulte, on arrête de chercher à déployer ses ailes. Ève nous a donné l'occasion de faire de la place pour elles, et on n'a jamais cessé de s'envoler. Alors, non : je ne regrette rien de tout cela. Rien du tout.

Rien. 

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant