Cara, août
Un hurlement perça la nuit.
Cara ne dormait pas, le crâne emplie de pensées tournoyantes - à propos de
son visage dans le miroir
l'aspect de ses membres
les mots de Léandre
le sourire hésitant d'Ophélie
les vieux discours de Milo, trouvés sur Internet
et puis Ève, Ève pour qui ils prétendaient faire tout ça, alors que c'était surtout pour eux.
C'est parce qu'il y avait tout ça, et que Cara ne dormait pas, qu'elle bondit de son lit et se précipita dans la chambre de Léandre. Elle savait que ces cauchemars étaient rares, mais tonitruants, qu'ils le faisaient trembler durant des heures, et c'est par réflexe qu'elle s'allongea à côté de Léandre, le blottit contre elle, saisit sa main et caressa doucement ses cheveux trempés de sueur. Elle lui murmura qu'elle était là, que tout allait bien, mais ça n'y changeait rien - Léandre tremblait toujours, et les larmes détrempaient l'oreiller.
Et ça lui faisait mal, si mal de l'avouer, mais ce fut à Ève qu'elle pensa pour l'aider. C'était elle qui avait aidé Léandre lorsqu'il avait si peur, si mal, et Cara ignorait ce qu'elle avait fait, mais Léandre était toujours en vie grâce à ça. Alors Cara fit mine de se lever, et sentit son coeur s'apaiser un peu lorsque Léandre la retint d'un geste. Pourtant, elle déclara du bout des lèvres :
"Je dois aller chercher Ève.
- N'y va pas, marmonna Léandre, recroquevillé sur lui-même comme un enfant."
Elle s'assit au bord du lit, serrant toujours sa main, et attendit qu'il se résigne.
"Je suis un monstre, finit-il par murmurer. Elle n'a pas à faire ça pour moi."
La colère monta brusquement, et Cara dégagea sa main de celle de Léandre. Elle s'en voulut aussitôt, parce qu'il n'avait pas besoin qu'elle soit vive et enragée. Au contraire, elle devait être douce. Aussi douce qu'Ève l'avait probablement été.
"Elle a été là pour toi quand nous ne l'étions pas, même après l'accident, souffla-t-elle alors. Elle t'a toujours aidé, Léandre, et elle ne le faisait pas pour elle, elle le faisait pour toi. Elle est comme ça, Ève : elle préfère te voir aller mieux que t'enfoncer, elle choisit l'amour plutôt que la rancœur.
- Je ne mérite rien de tout ça."
Cara ferma les yeux. Ce n'était pas le moment de tout révéler. Il fallait être forte, pour Léandre et pour les semaines qui s'annonçaient.
"Je suis un monstre, répéta-t-il."
Et tout explosa. Les mots qu'elle avait tant formés et déformés à l'abri de ses pensées, durant tant de semaines, de mois, d'années, tout fut prononcé, tout sortit à l'air libre, tous ces mots qui avaient eu bien assez de temps pour moisir à l'intérieur.
Tu vois, Léandre, c'est précisément pour ça que je ne peux pas te dire que je t'aime, parce que c'est trop dur tout ça, parce que je ne sais pas gérer ces moments-là, où tu te détestes et où tu es incapable de voir à quel point tout le monde t'aime. Moi, je ne sais pas essuyer tes larmes, t'aider à aller mieux, te rassurer la nuit et t'aider à affronter la vie le jour. Je ne peux pas gérer ça, moi, parce que ça m'enfonce d'être impuissante face à ça. C'est égoïste, et tu mérites mieux qu'une idiote qui te rejette pour ça. Mais je dois me préserver, tu vois, et moi, je ne sais pas gérer ça.
Le regard de Léandre était empli de larmes, fuyant le sien, et elle savait, elle savait qu'elle n'aurait pas dû dire à voix haute ce que sa raison avait voulu taire, mais il répondit quand même tu as le droit, Cara, c'est normal, je comprends, alors que son coeur se brisait un peu plus dans sa poitrine.
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C'est avec Ève que tout a commencé
General FictionIls se sont connus au théâtre, alors qu'ils avaient quinze ans et les yeux emplis d'étoiles. A l'époque, ils donnaient vie à des histoires tumultueuses, splendides et dévastatrices, du genre de celles qui vous prennent aux tripes et ne vous laissent...