21 | les rochers et la forêt

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Léandre, août

Paris n'est pas assez grand pour que je ne croise pas Ophélie dans les rues la nuit. A ces moments-là, elle a la tête dans les nuages et ne me voit même pas ; d'aucuns diraient qu'elle n'est pas en sécurité ainsi, mais elle est si belle quand elle songe ! Elle songe à des choses d'importance, ça se lit dans ses larmes, et je sais, je sens que c'est à propos de Florence. Elle ne m'a pas parlé d'elle depuis plus d'un an, et je crois que ce qu'il s'est passé est assez violent pour qu'elle n'ose pas y apposer des mots. Mais quand elle m'appelle la nuit pour me proposer une soirée, même si je sais que c'est pour oublier, je suis là. C'est déjà ça.

Paris est assez petit pour que je sache à quel point Ophélie a souffert, sous son masque de joie et d'innocence.

Ève, août

Face à elle, les rochers la narguaient, et derrière elle, les panneaux menant au chemin de randonnée lui faisaient réaliser, un peu plus chaque jour, l'ampleur de ce qu'elle avait perdu. Autrefois, quand ils se disputaient, quand la certitude que rien ne serait plus jamais comme avant se faisait trop pesante, quand elle ne parvenait pas à penser clairement ou que son coeur battait trop fort dans sa poitrine, elle partait explorer. Elle avait parcouru des montagnes, des vallées et des plages, découvert les paysages de plusieurs pays, seule, durant chacune des vacances entre le lycée et ses vingt ans. Puis tout s'était arrêté, aussi brutalement que ses rêves étaient doux et lents. Du jour au lendemain, c'était terminé. Si fort, si fort, elle voulait en vouloir à quelqu'un. Elle savait qu'elle ne le pouvait pas.

Milo était parti. Ophélie avait éclaté en sanglots. Léandre avait dansé jusqu'à en pleurer. Cara avait mis des heures à s'endormir. Eve avait tout entendu, les mouchoirs qu'on jette, les chaussons de danse sur le parquet, les draps qui se froissent au rythme de l'insomnie. A six heures, elle avait décidé que c'en était assez, qu'il fallait qu'elle sorte. 

Les rochers étaient glissants, impraticables pour elle. La forêt l'appelait. Elle s'y enfonça, parce qu'elle refusait de s'avouer, peut-être, qu'essayer sans cesse ne la mènerait nulle part. Pas pour ça. Pas cette fois. 

Au bout de quelques minutes, la douleur commença à enfler. Elle continua.

Elle ne s'arrêta pas, persévérant, essuyant ses larmes pour continuer, encore et encore, comme si la souffrance n'importait pas, pourvu qu'elle se rapproche des rêves qu'elle avait eus autrefois. Elle marcha, marcha et marcha encore, grimpa, trébucha, s'écorcha la paume contre l'écorce d'un arbre, tomba et s'ouvrit le genou contre une pierre, continua. Les larmes brûlaient ses joues, mais au moins, elle pensait à autre chose qu'à ses amis qui ne se comprenaient plus, qu'à la sentence irrévocable - cela faisait des années déjà que leurs rêves du lycée s'étaient terminés.

Quand accepterait-elle qu'elle ne serait plus jamais la même, et que ce n'était la faute de personne ? 

Quand elle tomba une fois de plus, elle ne se releva pas de suite. Son corps lui faisait mal, mais pour rien au monde elle n'aurait regretté cette randonnée improvisée. Marcher lui avait toujours éclairci les idées, et elle en avait besoin, aujourd'hui plus que jamais. Alors elle resta assise sur le chemin, le sang coulant de sa plaie au genou, les cicatrices sur son dos et ses jambes la brûlant. 

Elle ne grimperait plus jamais de montagnes. Elle ne découvrirait pas les monts enneigés, les chutes du Niagara, les forêts d'Amérique latine et les océans que certains traversaient à la nage - des gens comme elle autrefois, des gens qui voulaient faire de grandes choses et ne s'arrêtaient jamais. 

C'était terminé. Elle ne s''était jamais remise de ce qu'il s'était passé lorsqu'elle avait vingt ans.

Les branches avaient griffé sa clavicule et sa gorge, ses paumes étaient écorchées et elle était incapable d'avancer, mais ce qui faisait le plus mal, c'était la douleur dans son coeur. Elle avait passé des années à prétendre que tout allait bien, alors que ses amis étaient là, prêts à l'aider. Et maintenant qu'ils n'étaient plus unis, qu'ils ne se connaissaient plus, la souffrance et le regret étaient plus forts que jamais. Elle était seule.

La canne posée à ses côtés constituait un rappel amer de tout ce qu'elle ne serait plus jamais. 

Elle hurla de toutes ses forces dans la forêt déserte, faisant s'envoler quelques oiseaux. Puis elle éclata en sanglots, le genre de sanglots qu'on ne devrait jamais avoir à entendre dans sa vie - ceux qui vous prennent le coeur jusqu'à ce que vous ne sachiez plus respirer, qui brûlent dans la poitrine et ne soulagent pas du tout, le type de sanglots qui dit à lui tout seul l'ampleur de tout ce que vous avez perdu.

Elle sortit son téléphone de sa poche et composa le numéro de Milo. Même s'il était parti, et justement parce qu'il était parti, il savait ce qu'elle ressentait, cette impression que tout lui échappait. Lui aussi avait perdu son rêve. Il comprendrait. 

Il paniqua quand il entendit sa voix entrecoupée par les sanglots, quand elle lui demanda de venir dans la forêt - dans la forêt ? - et d'apporter une trousse de premiers secours - qu'est-ce que tu as fait, Ève ? -. Mais il affirma qu'il viendrait, et Ève raccrocha en s'efforçant de ne pas penser à ce qui faisait si mal à l'intérieur, de penser à tout sauf ça, voire de ne pas penser du tout. Elle se concentra sur le chant des oiseaux, si outrageusement gai face à sa souffrance ; sur le bruit que faisait le vent contre les feuilles, sur la terre sous ses doigts et ses cheveux décoiffés qui voltigeaient au rythme de sa respiration. Peu à peu, les sanglots s'arrêtèrent, et quand Milo et Cara arrivèrent, Ève les attendait. 

Cara jura en voyant le sang sur le genou d'Eve, tandis que Milo n'émit pas un mot, se contentant de s'accroupir face à elle et d'ouvrir la trousse de secours. Il désinfecta et banda la plaie pendant que Cara criait à leur amie qu'il ne fallait pas faire ça, que si elle voulait marcher, elle aurait dû demander à quelqu'un de l'accompagner, qu'elle s'était fait mal et que c'était complètement insensé. Ève haussa les épaules.

"J'avais besoin d'être seule. De me prouver que je pouvais encore faire ça."

Cara se calma aussitôt, s'assit près d'Ève et la laissa poser la tête contre son épaule. Lorsque Milo eut terminé, il s'assit de l'autre côté et prit doucement la main d'Ève, avant de déclarer : 

"J'ai parlé à Ophélie. Je me suis excusé. 

- On est tous d'accord pour reprendre les répétitions, ajouta Cara. Le festival a lieu dans quelques jours, et on y jouera."

Milo soupira.

"D'ici là, ce serait bien qu'on s'avoue les choses. Même quand ça fait mal. Même quand on sait qu'il n'y aura aucun retour en arrière."

Elle acquiesça doucement. Il avait raison, ils le savaient tous. Ils étaient simplement terrifiés à l'idée de tout perdre pour de bon. 

"Ophélie et Léandre doivent être en train de cuisiner, finit par affirmer Cara. On a prévu une répétition cet après-midi, mais si tu préfères attendre demain, on attendra.

- On ne sera jamais prêts à temps, répondit Ève. Répétez sans moi, ce n'est pas grave. 

- Tant pis si on n'est pas prêts, s'exclama Cara."

Milo acquiesça la tête et confirma qu'ils étaient tous d'accord, au moins sur ça :

"On ne jouera pas sans toi, Ève. Même pas pour une répétition. On l'a fait il y a quelques semaines, et c'était atroce. Alors non, on ne jouera pas sans toi."

Les larmes affluaient à nouveau, mais cette fois, c'était paisible. Ils l'aimaient assez pour l'attendre, et ça la touchait. En dépit des secrets, des non-dits et des années, ses amis étaient formidables.

Milo se leva le premier et lui tendit la main pour l'aider à se lever. Ève s'y appuya, se leva, se mordit la lèvre pour ne pas fondre en larmes à nouveau, parce que la douleur était horrible et qu'elle commençait à regretter son excursion matinale, et saisit sa canne, que Cara lui tendait. Accrochée au bras de Milo, Cara prête à la rattraper si elle chutait, elle rentra. 

Son corps était lourd, mais son coeur un peu plus léger.

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant