2 | les tirades sur le balcon

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Léandre, mars

Il suffisait qu'Ophélie s'asseye au piano, que Milo grimpe sur scène, qu'Ève déclame un de ses poèmes, que Cara et moi enfilions nos chaussons de danse, pour que tout aille soudain mieux. Après une mauvaise note, un échec aux examens blancs, une dispute avec les parents, une nuit de crise existentielle, on se retrouvait au théâtre et tout allait mieux. La vie, c'était nul, mais au moins on pouvait s'en évader tant qu'on était ensemble. Seuls, ce n'était pas pareil. On s'est rencontrés au théâtre, et c'est surtout grâce au théâtre qu'on est restés ensemble.

Au début, on jouait pour oublier les problèmes d'adolescents, et puis à dix-sept ans, on a commencé à jouer pour oublier des problèmes plus grands. Ça a fonctionné un certain temps. Jusqu'à ce qu'un jour, Milo parte étudier plus au sud, Cara et moi soyons pris à l'Opéra de Paris, Ophélie au conservatoire national, et Ève ne vienne plus.

Il ne s'était encore rien passé, à l'époque. On a juste tous lâché l'affaire. On n'aurait pas dû.

Ophélie, mars

Ophélie n'avait aucune envie de rejoindre la ville natale de Milo. Elle avait accepté sur un coup de tête, parce qu'elle voulait faire plaisir aux autres peut-être - à Milo surtout, qui se battait pour une cause perdue en essayant de les réunir. Mais elle aurait préféré signer pour une tournée cet été, pour continuer à faire le tour du monde et oublier. 

C'est drôle, quand on y pense, que ce soit moi qui voyage autant, et pas Ève qui en a toujours rêvé.

Elle s'était efforcée de pousser Ève à venir, à coups de messages, d'appels improvisés et d'arguments imparables (tu sais, Ève, je crois que c'est la dernière fois qu'on essaiera). Mais alors qu'il restait trois mois avant le départ, Ophélie se retrouvait assise dans le vaste appartement parisien qu'elle avait partagé avec son épouse, et là, face aux photos accrochées sur le mur et à la poussière sur le canapé, elle savait pourquoi elle tenait tant à fuir cet endroit. 

Elle se répétait que c'était le manque de végétation, le bruit constant de Paris, la lumière qui masquait les étoiles ; que la campagne de son enfance lui manquait. Elle mentait.

Alors Ophélie saisit son manteau, abandonna son téléphone sur la table pour résister à l'envie d'annuler sa venue cet été-là, et sortit dans la nuit noire. Le claquement de ses talons sur le bitume ne l'inquiétait plus autant qu'autrefois ; désormais, elle se sentait forte quand elle sortait la nuit, et elle savait à qui elle devait cette confiance en elle.

N'y pense pas.

Elle inspira l'air frais, glissant les mains dans les poches de son manteau. Paris était pollué, Paris était bruyant, et à Paris elle pouvait passer inaperçu. Elle n'y avait encore jamais croisé Léandre, peut-être parce qu'elle passait la plupart de son temps en tournée. C'était mieux comme ça. Elle n'avait jamais aimé les vastes boulevards bordés de statues classiques et de bâtiments impériaux, les ruelles pavées et les immeubles vertigineux de style haussmannien, qui ne cessaient de lui rappeler ses cours d'histoire du lycée - à l'époque, Paris n'était que la ville de la grande histoire, pas un endroit réel où elle finirait par vivre. Elle ne s'était jamais imaginée ici, mais c'était ici que s'était trouvé le conservatoire, son avenir, ses rêves devenus réalité. Alors elle s'était accommodée de Paris, avait commencé à trouver la Seine magnifique, et s'était réfugiée dans les musées quand la vie était trop lourde à porter. Désormais, elle connaissait les endroits où elle se sentait bien, et les ruelles ne lui semblaient plus si étrangères.

Elle marcha jusqu'au bar queer le plus proche, Le Queen's Rhapsody. C'était là qu'elle avait donné son premier concert dans la capitale, là qu'elle avait joué tous les soirs pendant sa première année d'études. Elle en avait tiré le privilège des meilleures places et une amitié avec la gérante, Sophie. C'était là, aussi, qu'elle avait rencontré l'amour de sa vie.

N'y pense pas.

Ophélie poussa la porte et fut assaillie par le bruit, la chaleur ambiante et les lumières qui tournaient sur la piste de danse. Comme toujours, le bar était bondé, accueillant la communauté LGBTQ+ de l'arrondissement le temps d'une soirée sans crainte et sans préjugés. Elle adorait cet endroit.

"Ophélie ! Tu veux boire quelque chose ?"

Elle se tourna vers Jean, qui lui proposait de le rejoindre d'une main tendue, et secoua brièvement la tête.

"C'est gentil, mais je ne suis pas là pour faire la fête.

- Oh ! Tu travailles ?"

Elle acquiesça, et Jean s'empressa de hurler "on va avoir du piano ce soir, les gars !", ce qui provoqua un chœur de manifestations de joie. Ophélie sourit et se glissa vers le barman, lui demandant où était Sophie.

"Sa fille était malade, elle a dû rentrer. Mais elle m'a dit de t'accueillir et de te laisser jouer autant de temps que tu voudras."

Elle s'apprêtait à rejoindre le piano lorsqu'il lui adressa un regard empli de pitié.

"J'ai entendu pour Florence. Est-ce que tu vas bien ? 

- Oui, ça va."

Ophélie ne savait pas comment mentir quand elle était au lycée. Elle avait appris.

Elle se dégagea en douceur et alla s'asseoir au piano. Elle attendit que le barman ait coupé la sono pour commencer à jouer. Du classique, de la pop, du rock, du jazz, tout, tant que ça pouvait lui faire oublier Florence, l'absence de Sophie avec qui elle aurait aimé discuter, et son groupe d'amis brisés qui se battait contre le vent. 

À trois heures du matin, alors qu'il ne restait plus grand-monde dans le bar et que les derniers habitués attendaient la prochaine mélodie pour rentrer, Ophélie commença à jouer Bohemian Rhapsody. Du Queen. La musique emblématique de ce bar, et celle qu'elle jouait quand Florence l'avait regardée dans les yeux pour la première fois. Les habitués la remercièrent à la fin du morceau, Jean l'enlaça pour lui permettre d'épancher discrètement ses larmes, puis tout le monde partit, et Ophélie reprit le chemin du grand appartement, seule. 

Elle aurait aimé croire que son groupe d'amis tenait encore la route, qu'ils pouvaient se réconcilier et passer des après-midi entières à se parler comme au lycée. Elle aurait aimé avoir une épaule sur laquelle pleurer, une voix qui lui dirait que tout ira bien. Mais Cara était occupée à réaliser son rêve en tournée, Léandre avait dû reprendre ses études et s'y était investi corps et âme, Milo vivait loin de son monde urbain et artistique, et Ève... Ève avait tant souffert, et ils l'avaient tous ignorée. Tandis que Milo était coincé à l'autre bout du pays par une inondation, que Cara ne pouvait pas abandonner sa tournée et que Léandre avait fui pour Paris, seule Ophélie était restée aux côtés d'Ève quand elle en avait eu le plus besoin. Seule Ophélie avait été là. Puis Ophélie aussi s'était éloignée.

Tu n'es pas une sainte. Tu n'es restée tout ce temps que parce que tu avais peur de ce qu'elle aurait pu faire. Tu avais peur d'avoir des regrets.

Ophélie soupira et se laissa tomber sur le canapé, ses escarpins encore aux pieds. Les retrouvailles auraient lieu d'ici quelques mois, et elle ne savait pas si elle devait - si elle pouvait - s'y rendre. Comme si elle savait déjà que c'était voué à l'échec. Elle aussi avait abandonné le groupe. Ils étaient tous coupables, et personne ne l'était. 

Mais elle pensa au sourire d'Ève quand elle avait vu la mer, à dix-neuf ans. Elle pensa à la passion de Léandre sur scène, à Milo qui grimpait sur les chaises et déclamait avec force, à Cara qui ne cessait jamais de lutter pour ses rêves. Elle pensa à leur rencontre, et à ce qui les avait fait rester ensemble - la passion, le théâtre, l'art qu'ils avaient tous un peu abandonné depuis longtemps. Alors, avec quelques hésitations, Ophélie saisit son exemplaire de Cyrano de Bergerac et déclama quelques tirades, seule face au silence.

Ce n'est qu'à ce moment-là qu'elle comprit pourquoi elle avait dit oui sans réfléchir. Son cœur se serra de joie, elle hurla des alexandrins sur le balcon, les répéta encore et encore, et se rappela pourquoi elle avait tant aimé le théâtre autrefois.

Parce qu'elle s'y sentait vivante.

Parce que ses amis faisaient de la scène un univers empli d'étoiles.

Parce que ça, c'était elle. Vraiment.

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant