Cara, août
Il faisait beau ce jour-là, comme si le monde se moquait de nous. Je dis ça parce qu'hier soir, il faisait beau aussi, et c'était pareil, le même sentiment de rage incontrôlable - qu'il fasse beau alors que dans le coeur tout est sombre, c'est insupportable. Un peu comme si, à chaque fois qu'Ève pleurait, le monde lui prouvait qu'ils n'étaient pas en accord, elle et lui. Ou lui assurait que bientôt, dans son coeur aussi, il ferait beau à nouveau.
Il faisait beau ce jour-là, et quand je me suis levée, je croyais que ce serait une belle journée. On avait loué des chambres d'hôtel pour fêter la fin de l'année universitaire, juste au bord de la mer, cette mer qu'aucun d'entre nous n'avait vue. On était fin mai. Tout allait bien.
On était allés se promener sur la plage, et on s'est raconté nos projets de vacances. Ève prévoyait de partir en voyage à l'étranger, seule, "le voyage de sa vie", qu'elle disait. Elle ignorait, alors, que ce serait l'un des derniers. Elle venait tout juste d'avoir vingt ans.
On n'a jamais su ce qui s'était passé ce jour-là, pourquoi Ève est partie du restaurant très vite après avoir regardé son téléphone, pourquoi elle avait ce regard vide - brisé, comme si les émotions étaient trop lourdes à porter -, pourquoi elle a fondu en larmes sur la plage. Mais je sais pourquoi on n'a rien fait, pourquoi aucun d'entre nous n'a pris la peine de lui demander ce qui se passait. C'était parce qu'on avait peur. On n'avait jamais vraiment su ce qu'elle ressentait, Ève, et si elle ne voulait pas nous en parler, alors ce n'était pas à nous de faire le premier pas. C'était ce qu'on pensait. On se trompait. On était lâches.
On avait peur que ça soit trop grand pour nous, qu'on ne sache pas comment gérer - on avait peur de se sentir mal, alors on n'a rien fait.
J'ai honte. J'ai tellement honte.
Milo, août
"Tu devrais aller lui parler."
Milo s'assit au bord des marches de la terrasse, à côté d'Ophélie. Elle était silencieuse depuis un moment, splendide dans sa robe blanche, pieds nus dans l'herbe. Autrefois, il aurait saisi cette occasion de la contempler pour se rappeler qu'elle ne l'aimerait jamais de la même manière. Mais c'était différent, désormais. Désormais, il y avait Andreas. Il y avait Florence. Et il y avait tous les secrets qui éclataient un à un.
"Ça fait plus d'une journée que tout le monde est muré dans le silence, ajouta Milo."
Elle n'avait pas pleuré. Tout en elle, de son regard de braise à ses doigts crispés, tout indiquait qu'elle n'était pas affligée, mais furieuse. La seule personne à qui elle avait parlé depuis que Léandre avait tout avoué, c'était Ève. Même Milo n'avait pas eu cette chance, lui qui essayait de réunir tout le monde alors que Cara fuyait Léandre, que Léandre fuyait Cara, qu'Ophélie ne parlait pas.
Il ne dit rien. Il la laissa rassembler ses idées, poser les mots dans l'air quand cela lui sembla juste. C'était une musicienne, Ophélie, et elle savait tout le poids du rythme et d'une voix bien posée. La brise de fin d'après-midi l'accompagnait.
"C'était moi, tu sais."
Elle dut remarquer qu'il ne comprenait pas, car elle tourna brièvement la tête vers lui avant d'ajouter :
"C'était moi qui étais là pour recoller les morceaux. Après l'accident, Léandre était à l'hôpital à Paris, Cara ignorait tout parce que sa mère était malade, parce que tu avais voulu ne pas le lui dire, et toi, tu t'efforçais d'aider à la fois Cara et Léandre, pour qui il fallait bien que quelqu'un soit là. Je ne vous le reproche pas, bien sûr. Mais pour Ève, c'était moi. Moi seule."
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C'est avec Ève que tout a commencé
General FictionIls se sont connus au théâtre, alors qu'ils avaient quinze ans et les yeux emplis d'étoiles. A l'époque, ils donnaient vie à des histoires tumultueuses, splendides et dévastatrices, du genre de celles qui vous prennent aux tripes et ne vous laissent...