8 | les étoiles de la galaxie

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Ophélie, juillet

Est-ce à cause de la pluie de Paris ? À cause des responsabilités de l'âge adulte, des SMS laissés en "vu", des tournées à l'autre bout du monde ? Est-ce à cause de ce pique-nique organisé par Milo à vingt-trois ans, où personne n'avait vraiment su quoi dire, et de toutes les autres fois où on s'était vus, et où le silence avait été le même, et les mots chaque fois plus pesants ? 

Ou est-ce notre faute, est-ce qu'on s'est rendus compte trop tard que même les amitiés les plus fortes ne résistent pas toujours au temps et aux tempêtes ? 


Léandre, juillet

Léandre se réveilla avec le soleil. Les rayons semblaient jouer une symphonie sur sa peau, et même si les étoiles luminescentes de son plafond lui manquaient, la lumière matinale ne le laissait pas complètement dépaysé. Le son du piano et du petit-déjeuner qu'on préparait lui indiquèrent qu'il devait déjà être tard, et c'est en tournant la tête pour regarder son réveil qu'il constata qu'il n'était pas dans sa chambre. 

Malgré les battements de son coeur qui tonnaient dans ses oreilles, Léandre se redressa doucement et observa la situation. Ses vêtements étaient à l'autre bout de la pièce, en vrac sur le sol. A côté, un short et un pull lui confirmèrent que ce qu'il croyait être un rêve s'avérait plutôt être un souvenir. Les draps étaient bleus, comme ceux de la chambre de Cara.

"Mierda, marmonna-t-il."

S'il tournait la tête, il verrait Cara. Elle serait magnifique, et il regretterait de la laisser croire que, pour lui aussi, il ne s'agissait que de louer une chambre d'hôtel de temps à autre. Ses cheveux blonds seraient étalés sur l'oreiller, comme la dernière fois, et sa moue mal réveillée le ferait rire. Il ne voulait pas rire. D'ici quelques heures, il souffrirait trop, il le savait. 

À chaque réveil, c'était la même chose : il se disait que c'était la dernière fois, et ça ne l'était pas.

Léandre se leva aussi discrètement que possible et s'empressa d'enfiler ses vêtements. Il s'apprêtait à quitter la pièce quand son genou le lâcha, et il eut beau prier tous les saints pour que sa main sur le mur ne fasse pas un bruit tonitruant quand il se rattraperait, Cara se leva d'un bond pour se précipiter vers lui. 

"Léandre, ça va ? s'écria-t-elle."

Il lui fit les gros yeux.

"Ne parle pas si fort, chuchota-t-il."

Cara haussa un sourcil, et tout en s'asseyant à même le sol, il lança :

"Ophélie et Milo sont réveillés. S'ils l'apprennent, ça sera-

- Oh, Léandre, l'interrompit Cara. Ils savent déjà."

Pour être certain qu'elle ne plaisantait pas, il leva la tête et l'observa - elle, son sourire en coin, le drap dont elle se couvrait, et ses pieds nus sur le plancher. Des pieds de danseuse. Il ferma les yeux.

"Mierda."

Pendant qu'il se maudissait en trois langues, Cara s'éclipsa. Elle revint avec la trousse de toilette de Léandre, et celui-ci remarqua qu'elle avait pris le temps d'enfiler ses vêtements de la veille. Elle s'assit en tailleur en face de lui, sur le tapis, et entreprit de se coiffer tandis qu'il partait à la recherche de son tube de crème. Quand il releva le bas de son pantalon, le regard de Cara se posa brièvement sur la cicatrice qui parcourait sa jambe, avant de fuir et se concentrer sur autre chose - tout, sauf ça, la lampe, les murs, peu importait. Pendant qu'il se massait le genou, Cara souffla :

"Merci pour hier soir. D'être venu. D'avoir été là."

D'abord, il ne répondit rien, puis il se dit qu'elle avait probablement besoin d'une réaction, d'un signe, de quelque chose, alors il lança :

"Pas de souci. Je commence à savoir quand tu as besoin d'un peu d'aide. Tu n'oseras jamais le demander."

Elle sourit doucement. Ils se connaissaient par coeur. Léandre ne savait plus vraiment si c'était grâce à la danse qu'ils avaient appris à se connaître ainsi, ou si la proximité qu'ils partageaient leur avait justement permis d'être de fabuleux partenaires sur scène. Peut-être un peu des deux. De toute façon, peu importait désormais ; il ne danserait plus, et elle ne l'aimerait jamais. 

Il remarqua qu'Ophélie avait arrêté de jouer. Il attendit quelques instants que la douleur s'efface avant de se relever. Ils en étaient à la moitié des escaliers quand une once de doute s'immisça chez Léandre, et il murmura : 

"Tu es sûre qu'ils savent, à propos de... ça ?

- Oui, on sait."

Ophélie leur fit signe depuis le bas des escaliers, un sourire moqueur sur les lèvres. Léandre grimaça, et ce qu'elle dit ensuite ne fit qu'augmenter sa gêne, tandis que Cara éclatait de rire et qu'Ophélie ajoutait :

"Ça fait six ans qu'on est au courant."

Quand ils se rendirent dans la cuisine, ils constatèrent que Milo avait déjà grillé les tartines et préparé le thé. Le comédien était assis sur une chaise, dévorant son petit-déjeuner, et il salua ses amis d'un geste. Malgré son sourire, son regard semblait triste, comme absent. 

Ils ont tous ce regard-là. On a tous ce regard-là.

Léandre ne fit aucune remarque. 

Ils décidèrent de passer la journée à rattraper le temps perdu autour des vieux jeux de société des parents de Milo. Ils parlèrent de choses insignifiantes, de l'exiguïté de la chambre de Léandre, de la fréquence à laquelle Cara rachetait des chaussons de danse, de la difficulté qu'Ophélie avait à savoir quelle ligne de métro emprunter à Paris, du nombre de pièces de théâtre qu'arborait la bibliothèque de Milo. Personne ne parla de ce qu'il s'était passé entre Léandre et Cara, ni des choses qui importaient vraiment, d'Eve et du poids de son absence. Aucun d'entre eux n'expliqua aux autres pourquoi il y avait cette tristesse dans son regard. Ils eurent beau ouvrir la bouche, les mots qui en sortaient rehaussaient chaque fois un peu plus les murailles qui les gardaient fermés les uns aux autres, au point que Léandre se demanda si ce n'était pas perdu d'avance.

Quand il en eut assez du Monopoly, il prétendit qu'il avait besoin de faire une sieste et monta dans sa chambre. Là, il s'assit sur le lit et s'empara de son carnet de dessins. Il y esquissa les traits du visage de Cara, ceux qui avaient fait battre son coeur un peu plus fort le matin même, tentant d'ignorer le fait qu'elle avait à peine mangé à midi. Il lui semblait la perdre un peu plus, comme du sable s'écoulant entre ses doigts - le temps était implacable, inarrêtable, il emporterait tout sur son passage, et Cara finirait par lui échapper. Il resterait là, les yeux rivés sur elle, à se dire qu'elle était la plus belle étoile de la galaxie, sans parvenir à l'aider alors qu'elle s'embrasait dans sa supernova. N'était-ce pas ce qu'on lui avait appris au lycée, après tout ? Que les étoiles brûlaient toujours ?

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant