40 | la plante en pot

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Ève, janvier

Ils avaient fêté la nouvelle année près de la cheminée d'un hôtel, en plein milieu d'une tournée, en partageant des chamallows et des toasts beurrés. Les rires avaient bercé la soirée, et il leur semblait que ce dont ils avaient rêvé en juillet - restaurer leur amitié - avait enfin réussi.

Au lendemain de la nouvelle année, Ève s'était levée tard (mais toujours plus tôt que les autres, avait-elle pensé) et était allée s'asseoir dans le salon de l'hôtel, emmitouflée dans l'un des gros pulls de Milo. Ce quotidien, ces rires et ces confidences, c'était ce qu'elle avait voulu durant ces dernières années, et elle ne pouvait pas rêver mieux. Ils étaient ensemble, et si la vie restait rêche et acérée, ils avaient au moins l'assurance de s'aimer un jour de plus. 

Sur le sol du salon, elle étala les extraits de journaux qu'elle avait découpés au fil des semaines, au rythme des représentations. Les photographies de Léandre rendaient justice à leurs répétitions, à leur passion, à leurs coeurs qui battaient un peu plus fort chaque fois. Il lui semblait que, sur le papier journal, les yeux d'Ophélie brillaient de joie, et que les gestes de Cara la rendaient plus belle encore ; que le sourire de Milo était plus sincère qu'autrefois, et que Léandre, photographié par Andreas, resplendissait malgré le flou involontaire. 

Elle y ajouta les extraits de poèmes qu'elle avait composés depuis le mois d'août, les associant à des images, griffonnant des idées éparses sur des post-its. Elle entendit Cara descendre et déposer une tasse de café à côté d'elle, et la remercia d'un mot. Puis d'autres résidents de l'hôtel descendirent, ne posèrent pas de questions, virent cette artiste assise en tailleur sur la moquette, un crayon de bois à la main, en pleine création de sa prochaine pièce de théâtre. Ophélie vint bientôt la rejoindre, lut les idées qu'Ève rassemblait sur du papier, et s'assit au piano. Quelques notes et quelques essais plus tard, le premier air d'une nouvelle pièce naissait. Ophélie, comme toujours, avait saisi en musique l'idée qu'Ève mettait en mots. 

Ce soir-là, à la représentation, ce fut elle qui prononça les derniers mots de la pièce, comme à chaque fois. Elle était encore seule sur scène lorsque, au beau milieu des applaudissements, un homme se leva, une plante en pot dans les bras. Elle vacilla. Aussitôt, la personne la plus proche - Andreas - lui attrapa le bras et lui tendit sa canne, sur laquelle elle s'appuya, le regard empli de larmes. Alors que les autres les rejoignaient et qu'ils saluaient, Léandre lui demanda dans un murmure : 

"Tu veux t'asseoir ? Est-ce que ça va ?"

Elle acquiesça lentement, et une fois que le rideau fut baissé et que les spectateurs commencèrent à sortir de la salle, elle déclara : 

"J'ai besoin de prendre l'air. Ça va, ne vous en faites pas."

Malgré son regard inquiet, Léandre ne dit rien, et Ophélie se contenta de tendre son châle à Ève. Elle l'enfila et sortit du théâtre par l'entrée principale, s'efforçant d'ignorer les regards des spectateurs qui traînaient encore dans les gradins. Elle repéra une tignasse brune qui posait une plante verte sur le comptoir de l'accueil, face à une hôtesse d'accueil qui ne semblait pas très compréhensive. 

"Jonas ! s'écria Ève."

Et elle se précipita vers lui, les larmes coulant déjà. Sans poser de questions, comme par instinct, il l'enlaça et la blottit contre lui, comme lorsqu'il était tard et qu'elle pleurait un peu trop fort, cet hiver-là où il avait fait les courses pour elle durant des semaines, parce qu'elle ne pouvait pas sortir. 

"Tu es venu, murmura-t-elle."

Elle s'éloigna doucement et il sourit.

"Bien sûr. Ça fait cinq mois que je ne t'ai pas vue. Et puis, j'ai pensé que si ta plante était si chétive, c'était peut-être parce que tu lui manquais."

Ève fit signe à la secrétaire interloquée que tout allait bien, qu'il était avec elle, avant de s'emparer de la plante et de la serrer contre sa poitrine. 

"J'ai tapé ton nom sur Internet, et j'ai trouvé le programme des représentations. Tu n'es pas rentrée depuis août. Est-ce que ça va ?"

Ève s'assit sur un tabouret et haussa les épaules, s'efforçant d'avoir l'air neutre - comme si tout ce qu'elle avait fait ces derniers mois, ce n'était pas ressentir

"J'ai retrouvé quelques ennemis de mon passé."

Jonas acquiesça. Il savait. C'est pour ça qu'il laissa à Ève le temps d'organiser ses idées, pour murmurer :

"J'aurais pu venir te voir avant que la tournée ne commence, mais je ne voulais pas rentrer. Je ne pouvais pas. J'avais peur que la falaise ait changé, que ça ne soit plus chez moi. Mais c'est moi qui ai changé."

Jonas acquiesça et s'assit en face d'elle.

"C'est vrai. Tu as l'air plus heureuse. Plus fatiguée, aussi. Tu étais magnifique sur scène ce soir, mais je crois que ça t'épuise plus que tu ne veux bien l'admettre."

Ève sourit et essuya les restes de ses larmes de tout à l'heure. Jonas avait toujours un don pour lire entre les lignes ce qu'elle se refusait à dire. Son voisin, qui, en quatre ans, était devenu bien plus que ça. Un ami. Quelqu'un qui la comprenait. Qui ne savait rien de son passé, mais qui l'avait acceptée telle qu'elle était, avec ses douleurs imprévues et ses sourires un peu bancals. Il était la seule personne avec qui elle s'était vraiment liée depuis l'accident. Quand Ophélie était rentrée à Paris, à la fin de sa rééducation, la maison déserte à côté avait été soudain occupée, et Ève avait d'abord pensé qu'elle se refusait à devoir entretenir des relations sociales quotidiennes. Mais Jonas avait été beaucoup plus gentil que prévu. Ça, ça n'avait pas changé. 

"La tournée se termine le mois prochain. Je pourrai prendre quelques jours de repos à ce moment-là. 

- Menteuse, lança la voix de Cara. Tu es déjà en train de préparer la prochaine pièce."

Ève n'eut pas le temps de réagir que Jonas se présentait déjà au reste de la troupe. Ce ne fut qu'en voyant l'air perdu de Milo et Ophélie, qui n'avaient jamais excellé en langues vivantes, qu'Ève constata que Jonas avait parlé anglais. 

"C'est Jonas, traduisit-elle alors. Mon voisin. Qui s'inquiétait un peu pour moi."

Ophélie croisa les bras. 

"Il a prononcé un autre prénom. Joy ?"

Ève brandit alors sa plante. 

"C'est elle, Joy. Elle dépérissait sans moi."

Milo éclata de rire. 

"Jonas, vous êtes le bienvenu à l'hôtel, lança-t-il. Andreas et moi, ça ne nous dérange pas de prendre une seule chambre pour vous faire un peu de place."

Cara traduisit, Jonas acquiesça, et ils passèrent la soirée à l'hôtel, partageant des souvenirs et faisant connaissance. Ève s'endormit lentement, la tête posée contre l'épaule d'Ophélie, apaisée - enfin. 

Léandre, janvier

J'avais dix ans quand j'ai rencontré Ève. C'était une petite fille souriante, qui portait des robes colorées et des rubans dans ses cheveux. Elle parlait bien, elle savait lire parfaitement depuis un moment, et elle disait que quand elle serait grande, elle voulait être comédienne. Je ne la côtoyais pas trop, certain qu'elle refuserait d'être mon amie, mais un soir, à la garderie, elle est venue vers moi quand je pleurais. Elle m'a demandé pourquoi j'étais triste, et j'ai répondu que c'était parce que je devais aller à la danse, mais que mon papa avait oublié mon goûter. Alors elle m'avait tendue la moitié de sa madeleine. C'était tout petit, ridicule peut-être, mais ça m'avait touché. On ne s'est plus jamais quittés.

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant