12 | la bourrasque

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Milo, octobre

Je n'ai pas mis longtemps à comprendre qu'on s'était tous caché quelque chose. Il suffisait de regarder l'assiette de Cara, la bague de fiançailles qu'Ophélie ne retirait pas, la culpabilité dans le regard de Léandre, l'inactivité de mes comptes sur les réseaux sociaux, et l'absence criante d'Ève. On avait laissé les secrets et les non-dits prendre de la place, et ils avaient vite envahi le coeur entier, si bien que désormais, il n'y avait plus d'espace pour la confiance qu'on s'accordait autrefois. 

J'ai compris très vite. J'aurais aimé ne pas avoir sous les yeux ces preuves irréfutables que nous ne nous connaissions plus.

Ophélie, juillet

Quand Léandre, épuisé, arrêta de renvoyer la balle pour aller se reposer sur sa serviette de plage, Ophélie resta seule avec le groupe qui les avait rejoints. Parmi eux se trouvait un certain Andreas, que Milo lui avait affirmé connaître, et auquel il semblait faire une confiance aveugle. Alors Ophélie avait continué à perdre au beach-volley avec ces inconnus. 

Lorsque les équipes se relayèrent, Ophélie alla se baigner, le soleil tapant contre sa peau. Une jeune femme du groupe la suivit, vêtue d'un bikini jaune. Elles progressèrent dans l'eau en silence durant un temps, jusqu'à ce que l'inconnue, rejetant ses cheveux bleus en arrière, lance doucement : 

"Votre visage me dit quelque chose."

Ophélie ne put retenir un soupir. Ce genre de choses lui arrivait constamment, et elle commençait à se lasser de devoir sans cesse croiser les doigts pour passer inaperçu quand elle allait faire ses courses. Mais deux de ses amis étaient célèbres, et si l'inconnue connaissait Milo, elle avait vite reconnu Cara également. Ophélie avait espéré qu'on ne dirait rien à son propos. 

"C'est tout de même impressionnant de voir un groupe d'amis avec une danseuse étoile, un activiste et comédien renommé, et une compositrice de talent. Vous êtes Ophélie, n'est-ce pas ?"

Elle acquiesça.

"Si ça peut vous faire plaisir, Léandre était danseur, lui aussi. On a tous un truc avec l'art, je suppose.

- Vous vous connaissez depuis le lycée, non ? C'est beau de voir que vous êtes restés proches. Moi, j'ai perdu de vue tous mes amis de l'époque, et ce n'est que quand j'ai commencé à travailler à l'office de tourisme que j'ai fait de nouvelles rencontres. D'ailleurs, je m'appelle Amélia."

Elles remontèrent lentement vers la plage, Ophélie se demandant si elle devait avouer qu'ils n'étaient plus si proches que ça, et surtout, qu'il leur manquait l'un des leurs. Mais avant qu'elle ait pu se décider, la jeune femme aux cheveux bleus s'enquit : 

"Vous êtes mariée ?"

Et, du tac au tac, Ophélie répondit : 

"Je l'étais."

Puis la panique envahit son ventre, et elle s'empressa d'ajouter : 

"Mes amis ne sont pas au courant. S'il vous plaît, Amélia, gardez ça pour vous."

Celle-ci acquiesça, avant d'ajouter :

"Je comptais vous proposer un rencard ce soir, mais ça a l'air d'être encore compliqué."

Ophélie la regarda soudain avec plus d'intérêt. Elle lisait en elle comme dans un livre ouvert, alors que les amis qui la connaissaient depuis dix ans n'avaient rien perçu. Cette inconnue l'intriguait. 

Quand elles furent remontées jusqu'à la serviette de plage d'Amélia, celle-ci fouilla dans son sac et en sortit un cendrier portatif, un paquet de cigarettes et un briquet. Il n'y avait pas grand-monde sur la plage, alors quand elle lui proposa une cigarette, Ophélie accepta. 

"Je jouais du violon, avant, vous savez, déclara Amélia. Je n'étais pas très bonne musicienne, mais j'adorais ça. Quand je suis entrée en études supérieures, avec les responsabilités, les examens et tout ça, j'ai arrêté. Vous me donnez envie de reprendre. 

- Pourquoi ?

- Parce que vous avez l'air tellement plus heureuse sur les vidéos où vous jouez du piano. Mais là, vous avez beau être sur une plage calme, un jour de soleil, face à la mer, avec vos amis du lycée, vous avez l'air hantée par quelque chose. Vous avez tous cet air-là, en réalité."

Amélia avait l'air si désintéressée, si naturelle, si sincère, qu'Ophélie baissa aussitôt la garde.

"Lorsqu'on avait quinze ans, on s'est promis qu'on serait toujours là les uns pour les autres. Qu'on affronterait les difficultés et les aléas de la vie ensemble. Et, pendant un temps, c'est ensemble qu'on a défié les orages et les tempêtes. Mais avec les années, on a oublié cette promesse. C'est probablement pour ça qu'Ève n'est pas là."

Amélia ne répondit rien, mais elle l'écoutait, et ce silence respectueux incita Ophélie à continuer.

"C'est elle qui est à l'origine de ce groupe d'amis, des spectacles sur scène qu'on donnait quand on était au lycée, et c'est grâce à elle qu'on est tous restés si proches jusqu'à nos vingt ans. Et puis, peu à peu, elle a laissé Milo prendre le relais, se battre pour qu'on garde contact, et elle s'est éloignée."

Amélia fronça les sourcils.

"Pourquoi ?"

Les confessions lui serraient la gorge, mais c'était une douleur qui présageait de la légèreté à venir, comme lorsqu'on retire une écharde d'une plaie pour l'aider à cicatriser. Alors Ophélie poursuivit.

"Ève a toujours beaucoup douté d'elle-même, de sa valeur. C'est sûrement un peu parce qu'on n'a jamais su être là pour elle. À plusieurs reprises, on aurait pu l'aider, et on ne l'a pas fait, alors qu'elle se démenait pour nous. C'est pour ça qu'on a tous l'air hanté : on s'en veut terriblement, et pourtant, on n'a jamais saisi l'occasion de lui dire pardon."

Ophélie soupira et jeta son mégot dans le cendrier.

"Elle m'a dit qu'elle nous rejoindrait bientôt, mais j'en doute. Si elle a choisi de se défiler au dernier moment, c'est parce qu'elle pressentait que ce serait trop dur. Qu'est-ce qui aurait changé, en quelques jours ? Et puis, égoïstement, j'ai peur que cet été soit celui de toutes les discussions, des révélations et des vérités qui brûlent dans la poitrine. À quatre, on pourra faire semblant, mais si Ève est là, il faudra qu'on affronte tout ça."

Amélia l'observa tandis qu'elle avouait :

"En un sens, je vois notre amitié comme un château de cartes bancal. Il lui manque une fondation, mais sans qu'on sache vraiment comment, il tient encore debout. Autrefois, Ève était cette fondation, mais désormais, elle est la bourrasque qui risque de tout détruire. Et on sait que ce ne sera pas de sa faute, mais de la nôtre.

- Vous avez peur, mais ça vous pèse de ne pas savoir ce qu'il en sera demain, n'est-ce pas ? Vous craignez constamment que le château s'effondre, et vous ignorez si vous serez capable de le reconstruire. Il est peut-être temps d'en avoir le coeur net."

Ophélie ferma les yeux et leva la tête vers le soleil, qui commençait à se faire brûlant à l'approche du midi. Pourtant, cette chaleur sur sa peau lui rappelait tous les étés qu'elle avait passés avec ses parents, puis avec Florence. Ces souvenirs, contrairement aux autres, lui étaient doux. 

"Je peux me permettre une critique ? demanda Amélia."

Ophélie sourit doucement. Elle appréciait cette jeune femme, franche tout en étant respectueuse, inquiète de la vie des autres tout en gardant de la distance. Tout ce qu'un jour, elle avait voulu être.

"Je vous en prie.

- J'ai l'impression que vous idéalisez Ève. Avant d'être une fondation ou une bourrasque, c'est un être humain, avec des émotions et une part d'irrationalité. Si elle n'est pas venue, vous l'avez dit, c'est peut-être parce qu'elle avait peur. Et si elle vient au final, ce sera probablement parce qu'elle a encore espoir. N'oubliez pas qu'elle aussi, elle a dû faire des erreurs, et qu'elle aussi, elle vous a aimés. Elle vous aime sûrement encore autant que vous le faites."

Et les mots d'Amélia sonnaient juste, si juste, qu'Ophélie fut soudain convaincue que, quoiqu'il advienne cet été-là, cela ne dépendrait pas uniquement d'eux. Il y avait longtemps, bien longtemps, qu'ils avaient commis leurs erreurs. Amélia avait raison : il était grand temps de les réparer.

Oui, décidément, elle l'aimait beaucoup.

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant