37 | deux fauteuils en velours

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Ophélie, décembre

"Pose cet appareil photo, Léandre !"

Perché entre les dossiers de deux fauteuils en velours, instable et prêt à tomber, Léandre les photographiait depuis une heure alors qu'ils répétaient, prétendant qu'il leur fallait des images pour les journaux et leur nouveau site Web. En marge de son rôle de comédien, il gérait la communication de leur troupe, et Ophélie ne se rappelait pas l'avoir jamais vu aussi heureux. 

"Ton jeté est magnifique, Cara, il faut le photographier. 

- Viens répéter avec nous, plutôt, rétorqua Milo.

- Je connaissais très bien mon rôle hier. Je suis certain que ça n'a pas changé. Dites plutôt ça à Ève."

Ophélie se tourna vers la concernée, assise au bord de la scène face à un tas de feuilles couvertes de mots à l'encre noire. Elle ne releva pas la tête, concentrée, organisant les feuilles. 

"Ève, lança Ophélie. Viens faire la dernière répétition avec nous.

- Je n'ai pas fini d'organiser les scènes de la prochaine pièce, je-

- Léandre !"

Cara bondit de la scène en entendant Milo crier, et Ophélie eut tout le loisir d'observer la chute de Léandre. Elle ne put retenir son rire lorsqu'elle le vit réémerger, décoiffé mais sain et sauf. Cara et lui s'embrassèrent, et s'ils ne vivaient pas ensemble tous les cinq dans l'appartement d'Ophélie, elle aurait cru qu'ils passaient leurs journées à échanger de tels regards passionnés. Ce n'était pas le cas. Ils y passaient aussi leurs nuits.

Quelques semaines avaient passé depuis l'aéroport et le retour d'Ève, et lorsqu'ils lui avaient demandé quand reprogrammer la tournée, elle avait demandé à être sur scène le plus vite possible. Ophélie aurait été prête à lui laisser tout le temps dont elle avait besoin, mais elle était bien placée pour comprendre que plus ce serait rapide, plus ce serait facile. Après la mort de Florence, quelque chose en elle s'était brisé, et elle avait eu besoin de plusieurs mois pour trouver le courage d'effleurer un piano à nouveau. Elle ne voulait pas qu'Ève se sente comme ça à son tour. Et Ève écrivait à nouveau, alors ça allait. Ça allait. Elle n'était pas seule avec sa souffrance, puisqu'elle avait les mots et ses amis. 

Des amis qui sont devenus une famille.

Elle sursauta lorsqu'un téléphone sonna, avant de constater qu'il s'agissait du sien. Elle répondit et s'éclipsa dans la précipitation, affirmant juste qu'elle serait à l'heure pour la représentation du soir - la première. Elle traversa les rues de Paris en courant pour se rendre au Queen's Rhapsody, où elle trouva Sophie et sa fille attablées face à un jeune homme à l'air rêveur et un peu nerveux, un bouquet de fleurs entre les mains. Contre le mur, un violoncelle trahissait leur secret - celui-là n'était pas dangereux, pas violent, plutôt doux comme le son et tendre comme le vent. Andreas lui sourit, l'air soulagé de retrouver quelqu'un qu'il connaissait. 

"Ton ami est gentil, lança Sophie. Les fleurs sont pour toi ? 

- Elles sont probablement pour Milo, rétorqua Ophélie."

Sophie se contenta de rétorquer qu'elles étaient jolies. Avec un sourire, Ophélie lui demanda s'ils pouvaient répéter ici, juste avant que le bar n'ouvre.

"Andreas va jouer avec moi pour le final, mais Milo ne le sait pas encore. On aimerait lui faire la surprise."

Lorsqu'elle avait appris qu'Andreas avait prévu de rejoindre Milo par surprise, et qu'il était musicien depuis plusieurs années, le plan lui avait semblé sans failles. Elle en doutait, désormais, parce qu'ils n'avaient jamais répété que par visioconférence, les rares fois où elle parvenait à être seule dans l'appartement, et parce que tellement de choses pouvaient mal tourner. Mais ils étaient ensemble. Si c'était affreux, tant pis, Milo serait tout de même heureux. Et si c'était beau, ce serait encore mieux.

Ils répétèrent, constatèrent quelques failles, des difficultés à se synchroniser pour certaines parties, mais décidèrent de laisser couler après plusieurs essais, pris par le temps. À dix-neuf heures, alors qu'Andreas remballait son violoncelle, Ophélie prit le temps de jouer un morceau sur le piano. Bohemian Rhapsody vint seul, doux, délicat, tendre comme les baisers de Florence, puis violent comme ceux d'Amélia - qui lui manquait, mais avec qui ça n'aurait pas fonctionné, elles le savaient toutes les deux ; et puis, elle n'était pas prête à recommencer une relation. Alors, pour oublier et pour enfin mettre en mots, peut-être, Ophélie se mit à chanter, la voix d'abord rouillée, puis aussi maîtrisée qu'autrefois. À la fin de la chanson, son regard se posa sur la table, déserte, où elle avait passé sa première soirée avec Florence, le jour de leur rencontre. Elle revoyait encore le verre de vin, la robe blanche tâchée, Sophie qui lui demandait si elle était prête à monter sur scène, le morceau qu'elle avait improvisé, et celui qui était venu seul lorsqu'elle avait regardé cette fille-là - Bohemian Rhapsody, parce qu'en la voyant, elle passait par toutes les émotions, et que c'était toujours magnifique. Et puis, dans un murmure, les yeux rivés sur un fantôme, elle murmura adieu, Florence.

Ce soir-là, son cœur fut un peu plus léger lorsqu'elle rejoignit le théâtre avec Andreas, qui se dissimula dans la loge du régisseur pendant qu'ils se préparaient. Elle enfila sa robe de scène, aida Ève à tresser ses cheveux, laissa Cara lui appliquer du rouge à lèvres - elle n'avait jamais su s'y prendre -, regarda Léandre alors qu'il répétait son rôle une dernière fois, sourit à Milo qui ignorait ce qui l'attendait, qui semblait apaisé malgré tout. 

Ils étaient heureux. Ils ne l'étaient jamais autant que lorsqu'ils étaient ensemble.

Lorsque le public fut installé, que les lumières furent éteintes et qu'il fut temps de monter sur scène, elle vit Ève s'arrêter un instant avant de sortir des coulisses, les doigts crispés sur sa canne, son autre main triturant le bas de sa robe. Ophélie s'approcha doucement, effleura sa main libre, et lui murmura ce qu'ils savaient tous déjà :

"Tu as fait ça des tas de fois, Ève. La scène est faite pour toi. Ce sera dur au début, mais ensuite, ça ira mieux. Tu seras libre. Comme tu l'as toujours voulu."

Et, avec un merci, Ève entra en scène.

Ève, décembre

Voilà. Le grand secret, celui que j'ai gardé durant plus de dix longues années, c'est ça : un jour, on est confronté à la mort, et on est terrifié à l'idée de partir sans avoir vécu. C'est ça. C'est tout.

C'est bien suffisant pour faire couler quelques larmes, susciter des décisions hâtives et changer le cours d'une vie. 

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant