Milo, février
Ophélie débarqua dans la salle d'attente des urgences bien coiffée, avec un pull ayant appartenu à Florence et des chaussures correctement cirées, mais aussi angoissée qu'on pouvait l'être. Milo, qui la connaissait depuis assez longtemps pour savoir ce genre de choses, ne s'y trompa pas. Il la vit s'élancer vers la secrétaire pour lui expliquer la situation, sortir son téléphone, appeler et rappeler Ève, en boucle, jusqu'à ce qu'elle finisse par se diriger vers ses amis. Lorsqu'elle trébucha sur une dalle du carrelage, un juron s'échappa de ses lèvres, et elle semblait peiner à contenir ses larmes. Mais elle faisait front. Aucun d'entre eux n'osa lui rappeler qu'elle avait le droit de pleurer.
Ils avaient passé les dernières heures assis sur des chaises en plastique d'un orange criard, à attendre. Cara avait gratté la peau de son poignet jusqu'à en saigner, Andreas avait lancé de la musique dans ses écouteurs pour oublier qu'il n'avait pas lancé un mot, Jonas avait bu un café toutes les 30 minutes, pour s'occuper les mains et l'esprit, Milo s'était recroquevillé sur l'une des chaises, et lorsqu'Ophélie les rejoignit, il se contenta de lui tendre un mouchoir tandis que Cara demandait où était Ève. Le visage d'Ophélie resta impassible.
"Elle n'est pas là. Elle avait quitté l'appartement quand je l'ai cherchée. Elle ne répond pas aux appels."
Et Milo perçut de la rancoeur dans la voix d'Ophélie, comme si elle en voulait à Ève de disparaître inopinément, toujours aux pires moments. Cara s'avança vers la secrétaire, manqua l'insulter quand elle affirma ne rien savoir, revint s'asseoir, et ils restèrent là une heure de plus, au bout de laquelle Milo avait fermé les yeux. Là, au beau milieu d'un hôpital, toutes les émotions de l'année passée étaient sorties d'un coup. Les larmes avaient jailli, et personne n'avait su comment l'aider, mais Cara l'avait enlacé, Andreas avait serré sa main un peu plus fort, et Jonas était parti lui chercher une bouteille d'eau. Ils essayaient, ils essayaient, ils essayaient. Parfois, ça ne suffisait pas.
Il lui avait semblé qu'ils avaient retrouvé la flamme au fond de leur coeur, leur petite flamme qui brûlait et leur donnait envie de vivre, mais d'un coup, c'était très dur de respirer, très dur de graver les affirmations positives dans ses pensées, tout ira bien, tout ira bien, tout ira bien, très dur de penser droit, de boire de l'eau, de ne pas hurler. A ses côtés, Ophélie semblait souffrir. Il se rappela soudain que c'était dans cet hôpital qu'elle avait accompagné Florence pour sa chimiothérapie. Dans cet hôpital qu'elle était morte.
Il ne lui en voulut pas quand elle l'abandonna pour sortir, affirmant qu'elle avait besoin de prendre l'air sur ce ton des gens qui se détachent de tout pour que ça ne fasse pas mal, parce qu'il y a quelque chose qui menace de sortir et que c'est trop tôt, trop tard, pas le bon moment pour tout exprimer. Elle avait prononcé ces quelques mots, puis elle était sortie des urgences, et Milo l'avait suivie. Le temps qu'il la rejoigne, elle pestait contre la montée trop raide du trottoir qui menait à la cour de l'hôpital, contre le crachin qui humidifiait ses vêtements et le vent qui l'épuisait, puis contre Léandre et son instinct de survie tout cassé, Léandre qui avait sauvé la carrière de Cara même s'il ne pouvait pas récupérer la sienne, Léandre qui faisait de son mieux chaque jour pour être une meilleure personne, alors qu'il n'avait rien à prouver. Parce que c'était trop dur, trop peu, trop tôt, trop tout, Ophélie hurla. Et Milo voulait tant, tant que le crachin devienne tempête, pluie et vent, violence inouïe et colère en bouteille, pour agiter la flamme dans le coeur, comme pour rappeler qu'elle était là, oui, bien là.
Ils finirent par rentrer dans la salle d'attente des urgences, et Milo était si épuisé qu'il crut entendre la voix d'Ève. Ce ne fut que quand il vit le visage de Jonas s'éclairer, et celui de Cara passer de la fureur à l'inquiétude, qu'il prit la peine de tourner la tête vers la silhouette frêle qui s'avançait vers la secrétaire, les cheveux en vrac, vacillante sur sa canne. Ses joues étaient baignées de larmes, et un infirmier la suivait à la trace, agitant les bras et parlant fort.
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C'est avec Ève que tout a commencé
General FictionIls se sont connus au théâtre, alors qu'ils avaient quinze ans et les yeux emplis d'étoiles. A l'époque, ils donnaient vie à des histoires tumultueuses, splendides et dévastatrices, du genre de celles qui vous prennent aux tripes et ne vous laissent...