Léandre, juillet
On vous l'a peut-être déjà dit, mais nous étions magnifiques. C'est par le théâtre qu'on s'est connus, et c'est par le théâtre qu'on s'est trouvés - Ophélie s'est sentie si vivante au piano qu'elle a décidé d'en faire toute sa vie, Milo a constaté qu'il avait un talent avec les mots qu'on déclame, Ève a appris à faire des choix et à les affirmer grâce à la scène, et Cara et moi, on a compris qu'on ne se sentait jamais si bien que quand il n'y avait que nous deux sous le rayon de lumière du projecteur, dansant comme si personne ne pouvait nous voir. On était le duo qui étonnait tout le monde, parce qu'on n'était pas en couple, parce qu'on avait la même harmonie que deux mots qui trouvent leur place à la fin d'un vers et forment une rime. C'est grâce à ça que j'ai trouvé ma voie, que j'ai tenu tête à mes parents pour entrer en école de danse, que j'ai pu faire face à tous les défis qu'on m'a envoyés. Mais dès que j'arrêtais de danser, tout redevenait morne. C'est avec Cara que j'ai appris que si la vie est belle, c'est parce qu'on l'aide à briller.
Et puis j'ai tout gâché.
Cara, juilletMilo avait mis du scotch sur le sol pour Ève. Cela faisait quatre matins que Cara se levait, sortait de sa chambre et voyait, comme première image de la journée, la croix jaune sur le carrelage, marquant la présence d'une bosse pour qu'Ève ne trébuche pas. Mais Ève n'était pas venue. À chaque fois qu'elle y pensait, le cœur de Cara sombrait dans sa poitrine.
Elle dépassa la croix jaune et descendit les escaliers, s'efforçant de se persuader que ses amis n'étaient pas en train de prendre le petit-déjeuner, que personne ne lui proposerait de croissant ou de tartine. Mais ils étaient là, Ophélie lui tendit un croissant, Milo lui proposa un café, et Léandre le lui prépara - avec un sucre, comme elle l'aimait. Ils ignoraient qu'elle allait mal, mais ils ne pouvaient pas s'empêcher d'être gentils. C'était peut-être pour ça qu'elle les avait aimés, à une époque où elle arborait une carapace de métal et une armure d'acier, qui la protégeaient même de ce qui ne la menaçait pas.
Elle but son café en silence. Elle commençait à se dire que cette réunion estivale était une mauvaise idée, que, quoi qu'ils fassent, rien ne serait jamais plus jamais comme au lycée. Ils avaient grandi, avaient évolué différemment - c'était comme si des inconnus arboraient la peau de ses amis, désormais. Depuis quand Ophélie se taisait-elle à propos de Florence, qu'elle aimait tant ? Depuis quand Milo buvait-il du café, lui qui avait toujours préféré le thé ? Et, surtout, depuis quand Léandre la regardait-il avec tant d'émotion après leurs nuits à deux ? S'il y avait une chose qu'elle ne pouvait pas gérer, c'est bien ça : son meilleur ami qui semblait commencer à éprouver quelque chose pour elle.
Personne n'aurait dû l'aimer comme ça. Personne.
Elle sursauta quand le silence et le noir de ses pensées furent brisés par la voix d'Ophélie :
"Il fait beau, aujourd'hui. La météo prévoit une trentaine de degrés cet après-midi. On pourrait aller à la plage."
Milo acquiesça.
"J'ai l'intention de préparer des sandwichs pour les manger là-bas. Comme ça, on arrive avant la foule, et on a le meilleur emplacement."
Léandre haussa les épaules avec un sourire.
"Peu m'importe l'emplacement. De toute façon, je vais passer plus de temps dans l'eau que sur ma serviette."
Cara s'efforça de feindre un sourire toute la matinée, jusqu'à ce qu'ils s'asseyent au bord de l'eau et que sa joie devienne réelle.
La mer est magnifique.
Ophélie et Léandre se précipitèrent dans l'eau et commencèrent à se lancer le ballon que Milo avait sorti du grenier, tandis que Cara s'asseyait sur sa serviette de plage et appliquait soigneusement de la crème solaire sur sa peau. Milo se laissa tomber à côté d'elle.
"Tu es la seule d'entre nous qui ait un tant soit peu de classe, plaisanta-t-il."
Elle arborait en effet un large chapeau et des lunettes de soleil, tandis qu'Ophélie avait laissé ses cheveux tremper à moitié dans l'eau salée, que Léandre riait trop fort pour être élégant, et que Milo s'était battu avec le parasol durant de longues minutes. Elle avait peut-être davantage d'élégance, mais elle n'était pas plus belle pour autant. Eux, ils étaient libres. Ça les rendait magnifiques.
Quand elle eut terminé, elle tendit son tube de crème solaire à Milo et s'allongea à l'ombre, les yeux clos. Elle avait gardé son short et placé un paréo sur ses épaules sous prétexte qu'elle avait froid, mais cela lui servait surtout à dissimuler ses os saillants, qui constituaient un rappel constant de ses problèmes - ceux qu'elle était là pour fuir, pas pour affronter. Ophélie aurait froncé les sourcils et affirmé que ce n'était pas sain. Mais Eve aurait compris, elle qui était partie vivre ailleurs pour ne plus avoir à affronter le regard de ceux qu'elle connaissait - du moins, c'est ainsi que Cara l'avait interprété. En réalité, elle n'avait jamais vraiment su.
"Alors, Léandre et toi, vous..."
Elle se redressa brusquement et dévisagea Milo, qui souriait malicieusement.
"Ce n'est pas de l'amour, répondit-elle. Et il n'y a rien à en dire."
Milo haussa les épaules et jeta un regard à Ophélie et Léandre, qui se chamaillaient dans l'eau.
"Tu penses que ça servira à quelque chose, ces retrouvailles ? demanda-t-il.
- Non."
Brusque, sec et catégorique. Une réponse franche, enfin. Elle vit les épaules de Milo se détendre, et en déduisit qu'elle était la première à ne plus faire semblant.
"On ne se connaît plus. Mais au moins, on aura essayé. Merci, Milo.
- Ça compte pour moi. J'aimerais qu'on retrouve la complicité d'avant. Qu'on ne s'éloigne pas davantage, au moins.
- Ça ne dépend pas que de toi.
- Je sais. J'aurais aimé qu'Ève vienne, qu'on soit au moins au complet pour parler de ça."
Oui, Cara aussi aurait aimé qu'Ève soit là. Elle était la première à avoir regardé sous sa carapace, et la seule à ne pas s'être laissée tromper après le lycée. Léandre connaissait les difficultés de Cara, mais il continuait à la considérer comme forte et combattive ; son regard après la nuit qu'ils avaient partagé le révélait. Mais Ève ? Ève n'avait jamais laissé le masque l'induire en erreur ; elle avait passé son temps à répéter à Cara qu'elle n'était pas faible si elle pleurait, qu'elle n'était pas forte si elle taisait ses problèmes, qu'elle était simplement humaine. Ève la voyait telle qu'elle était. Peut-être Cara avait-elle tendance à l'idéaliser, mais elle était persuadée que si Ève avait été là, elle aurait pu l'aider. Au moins un peu. Au moins essayer.
Un ballon atterrit violemment sur la serviette de Milo, qui bougea son pied au dernier moment pour l'éviter. Ils échangèrent un regard interrogateur, juste avant qu'un jeune homme aux cheveux blonds coupés courts n'arrive en courant vers eux.
"Je suis tellement désolé, s'écria-t-il. Je ne pensais pas qu'elle atterrirait si loin, c'est celle de mon amie, on se chamaillait et... Désolé, j'espère que je ne vous ai pas fait mal ?"
Cara éclata de rire face à sa gêne et lui tendit le ballon. Elle remarqua du coin de l'oeil le sourire niais de Milo.
"Oh, c'est toi, Milo ! Ce sont tes amis, là-bas ?"
Et Cara pâlit brutalement en remarquant que Léandre et Ophélie s'étaient éloignés du rivage. L'inconnu sembla le remarquer et lança à son intention :
"Ne vous en faites pas, les gens avec qui ils parlent savent ce qu'ils font. Léo est maître-nageur et Paul sauveteur en mer, alors ils ne risquent rien."
Puis il partit, aussi vite qu'il était arrivé. Cara s'efforça de faire taire la boule d'anxiété dans son ventre et se tourna vivement vers Milo, un sourire inquisiteur au coin des lèvres.
"Alors, c'est qui ? Pourquoi il te fait sourire autant ?"
Milo avait l'air si heureux qu'elle était à deux doigts de le jalouser, avant de se rappeler que l'amour lui avait toujours fait plus de mal que de bien.
"Il s'appelle Andreas. Il est bibliothécaire, et il me recommande de nouvelles lectures chaque semaine."
Et là, tandis que le ballon devenait l'objet d'une partie de beach-volley où Ophélie et Léandre riaient aux éclats, Cara se dit que ces vacances commençaient à devenir intéressantes.
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C'est avec Ève que tout a commencé
Ficción GeneralIls se sont connus au théâtre, alors qu'ils avaient quinze ans et les yeux emplis d'étoiles. A l'époque, ils donnaient vie à des histoires tumultueuses, splendides et dévastatrices, du genre de celles qui vous prennent aux tripes et ne vous laissent...