45 | ce qui nous ancre

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Eve, juin

Ophélie jouait divinement bien, assise sur le banc noir face au piano, les yeux clos, comme à son habitude. C'était magnifique, et les autres clients du bar avaient fait silence pour l'écouter. C'était cet effet-là qu'elle produisait partout. Ève, assise sur l'une des banquettes, l'écoutait tout en regardant Andreas et Milo, enlacés dans un coin, et Léandre et Cara, faisant un bras de fer par défi. Léandre gagnerait, elle en était certaine. Pas parce qu'il avait plus de force ; simplement parce que Cara voudrait voir le sourire sur son visage. Ils avaient passé l'après-midi chez les parents de Milo, comme un an auparavant, à répéter pour leur prochain spectacle. Mais, elle le sentait, la mer l'appelait. C'était toujours ce qu'elle faisait. 

Alors elle saisit son courage, le cœur battant à mille à l'heure, terrifiée à l'idée de revoir cette mer qui lui avait fait tant de bien et qui avait été suivie par tant de souffrance, elle saisit, oui, son courage, et elle marcha jusqu'à la plage. Il faisait encore clair malgré l'heure tardive, et chaque pas qu'elle faisait, elle le sentait, la rapprochait de la mer - elle entendait les vagues, entendait les mouettes, percevait au fond du coeur tout ce qui l'avait bercée, et qui lui avait tant manqué. Sa falaise lui manquait. Bientôt, elle y retournerait. Après la tournée. Pour tout finaliser. Pour dire au revoir. Au revoir. Pas adieu.

Parce qu'au fond, elle se sentait vivante sur sa falaise, mais c'était encore plus fort quand elle était avec ses amis. Alors qu'est-ce qui comptait le plus ? La décision n'avait pas été longue à prendre. Elle était certaine qu'elle ne la regretterait pas. 

Dès qu'elle vit la couleur du sable, elle ôta ses chaussures et y plongea les pieds, les yeux clos. Le terrain était traître, elle se tordait les chevilles et se faisait mal, mais la fraîcheur de la mer au bout du chemin en valait la peine. Elle inspira. Expira. Respira. Respira. Respira. 

Ce n'était pas parfait, loin de là. Cara et Léandre peinaient à trouver leur équilibre, entre Cara qui dansait et Léandre qui ne le pouvait plus. Milo et Andreas s'aimaient à n'en plus pouvoir, mais Milo pleurait toujours certains soirs, quand le poids de l'association était trop lourd à porter, et Andreas peinait à trouver sa place dans un monde qui n'était pas fait pour les rêveurs, et dans un groupe d'amis qui n'était pas le sien. Ophélie avait repris contact avec Amélia, se sentant prête à entamer une nouvelle relation, mais les obstacles étaient nombreux, et il était parfois dur de les surmonter ensemble. Jonas était rentré sur la falaise, et il lui manquait. Elle savait qu'elle ne pouvait pas tout avoir. Elle l'avait compris il y a bien longtemps, quand un accident de voiture l'avait privée d'une partie de ses rêves. Il lui restait encore à l'accepter. Elle y travaillait. C'était le genre de choses qui prenait du temps, mais, oh, combien elle y croyait.

Il y aura toujours des tensions. C'est comme ça, les groupes d'amis, surtout quand ils remontent à cinq ou dix ans, aux études supérieures ou au lycée, à une époque où on était différents, où on ne pensait pas que les autres changeraient eux aussi. Mais, en dépit de tout ça, on sera toujours là, tous ensemble, pour faire face, parce que quand la pluie est un peu trop violente, ce sont les autres qui nous rappellent qu'il y a toujours une flamme au fond du cœur, aussi petite soit-elle. Alors voilà, on est là. À la fin, c'est ça, peut-être, la clé : on se sera aimés, et on aura vécu. 

Libres.

Résilients.

À travers les nuits déchaînées, le fracas de l'écume, le vent dans les montagnes et la flamme au fond du cœur, ce qui nous ancre dans la terre, c'est ça : ceux qui nous aiment, peu importe comme on change. Qui n'oublient pas, qui se trompent parfois, mais qui font de leur mieux. Au fond, c'est toujours quand on peut aimer qu'on est le plus heureux.

Ce ne sera pas toujours rose, mais ce sera beau, parce que ce sera sincère, parce que ce sera libre. 

***

Cher Jonas, 

Ça s'est fini comme ça, sans y penser, en même temps que le printemps et la dernière représentation. Une dernière cigarette fumée au bord d'une autoroute, un dernier jeu de cartes dans une cuisine inconnue, une dernière playlist en voiture, puis, pour la deuxième fois, nous nous sommes séparés - pas pour toujours, cependant, cette fois on le savait. Milo est resté chez ses parents avec Andreas, Ophélie a emmené Amélia sur la tombe de Florence à Paris, Léandre a suivi Cara à Berlin pour dire au revoir à son ancien ballet, et moi, je suis rentrée sur ma falaise. Mais on s'est mis à se réunir fréquemment pour parler de la pièce de théâtre - la troisième - qu'on devait créer en commun, on regardait Cara danser en visio, Ophélie nous envoyait des morceaux de ses compositions par message vocal, Milo déclamait au téléphone, et c'était si beau, si dur, de créer ensemble tout en étant si loin, que quand on a enfin rassemblé nos économies pour acheter une maison dans les montagnes, quand on a tout laissé tomber pour former notre propre troupe, vivre ensemble et vivre heureux, n'en faire qu'à notre tête pour une fois, comme on se l'était promis, oh, c'était magnifique. Tous les matins, quand je sors pour boire mon thé sur la terrasse, l'air frais et le chant des oiseaux me rappellent à quel point la vie peut être douce, quand on décide qu'elle est nôtre.

Je peux regarder Milo cuisiner en chantant faux, Cara et Ophélie faire des courses à vélo, Léandre apprendre à peindre, d'abord affreusement, puis affreusement bien. Quand Amélia et Ophélie ont rompu, on était tous là. Au mariage de Milo et Andreas, on était tous là. On s'est produits sur les scènes de petites villes perdues, et dans les grands théâtres nationaux. On est partis en tournée avec la vieille voiture de Cara, et quand elle a rendu l'âme, on lui a écrit une élégie pour en rire. On a grimpé les montagnes pour regarder les étoiles, ça nous privait de quelques heures de sommeil mais c'était si beau qu'on s'oubliait un peu. On se chamaille pour avoir la salle de bain, et on danse sous la pluie. Il y a partout sur les murs des dessins de Léandre, des extraits de journaux concernant Cara, Ophélie et Milo, des post-its arborant mes poèmes. On a peint en rose les cloisons de notre vie. C'est ce dont on avait toujours rêvé - cette liberté, les siestes à dix heures et les séances de travail à minuit, les vacances organisées à la dernière minute et les tournées à dormir dans la voiture ou chez des inconnus, le vent dans les cheveux et les sourires qui ne s'arrêtent jamais, ou seulement pour un temps.

Bien sûr, il y a des difficultés. Quand Léandre, un jour, n'est pas rentré, et qu'il n'est revenu qu'une semaine plus tard, expliquant qu'il avait eu besoin de temps. Quand Ophélie se referme sur elle-même, à chaque fois que ses pensées ne peuvent pas s'éloigner de Florence. Quand Milo a l'impression que l'activisme est inutile, et qu'Andreas ne se sent pas à sa place. Quand Cara, épuisée, a stoppé sa carrière, et n'a plus dansé qu'avec nous. Quand j'ai craqué, que j'ai fondu en larmes alors que j'étais seule dans un théâtre, et qu'ils sont tous venus. Quand la vie est trop dure, trop violente, pas assez tendre.

Mais au fond, c'est toujours ensemble qu'on se sent le plus vivants. Et puis on est heureux comme ça, avec les étoiles, les montagnes et toujours, dans le cœur, le bruit de l'océan.

Cara a réappris à s'alimenter. Milo a cherché la façon dont il pouvait s'engager en accord avec ses valeurs, sans se briser le coeur - et il a trouvé. Léandre, peu à peu, a de moins en moins souffert, et son âme s'est faite un peu plus légère. Ophélie a dit au revoir, fait son deuil, et recommencé à vivre. Quant à moi, je ne leur ai jamais redit pourquoi je pleurais ce jour-là, sur la plage. Une fois suffit amplement.

J'avais vingt ans, et j'étais confrontée pour la première fois aux grands choix de vie, terrifiée à l'idée d'être coincée dans un endroit qui me tuerait l'âme et détruirait ma liberté - et je voulais vivre. Voilà tout.

Je vis, désormais. Ce n'est pas terminé, et la route qui s'ouvre devant nous est semée d'embûches, mais c'est une belle fin, cette réunion, cette liberté, cette résilience. Alors voilà - peut-être faut-il arrêter de conter les histoires lorsqu'elles sont encore belles. 

Nous vivons, désormais.

La falaise me manque. Toi aussi. Mais je sais que je reviendrai pour quelques temps, que tu me rendras visite, et qu'au fond, tout ira bien.

Je ne regrette rien. 

Avec tout mon amour, 

Ève. 

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant