7 | le vacarme de la mer

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Milo, juillet

Dans toute cette histoire, il n'y a que deux choses que je regrette vraiment, parce qu'elles ont brisé les amitiés qui m'étaient les plus chères. Il y a le regard d'Ève, bien sûr, ce jour-là à vingt ans. Et puis il y a les tremblements d'Ophélie.

J'entends encore ses mots, l'hésitation dans sa voix, et je sens encore dans ma poitrine la certitude que rien ne serait plus pareil. On avait vingt-deux ans à l'époque. J'ai l'impression de n'avoir pas grandi depuis.

"Je suis désolée, Milo. Je ne peux pas... t'aimer en retour."

Elle était partie, et mon coeur aussi.

Mais la voir heureuse, dans sa robe blanche le jour de son mariage, m'a rassuré. Si moi, je ne suis pas heureux, au moins, elle, elle l'est. Du moins, elle l'a été l'espace d'un instant.

Depuis quand n'est-ce plus ensemble que nous sommes heureux ? 


Cara, juillet

"Ce n'est pas parce qu'Ève n'est pas là qu'on va rester à se morfondre toute la journée. Aujourd'hui, il fait beau et on sort, les amis !"

Cara tourna la tête vers la fenêtre au moment même où l'orage éclatait. Le sourire de Milo, qui venait de parler, s'effrita, et Léandre remarqua : 

"Il ne fait pas beau, Milo. Je refuse d'aller à la plage sous cette pluie."

Affalée sur le sofa, Cara ne pouvait que convenir qu'il avait raison. Mais elle tenait à ce que les efforts de Milo pour rendre l'atmosphère un peu plus légère ne soient pas vains, alors elle jeta un regard à Ophélie et proposa :

"On pourrait visiter un musée. Ophélie en avait envie, et j'ai lu sur Internet que la dernière exposition du Musée de l'Engagement diffuse les discours des grands orateurs de l'histoire."

Son engouement sonnait faux, et elle était à peu près sûre qu'Ophélie n'avait plus aucune envie de visiter un musée quand elle acquiesça avec un sourire feint, mais Léandre et Milo y mirent du leur et enfilèrent leurs chaussures, et ils se mirent en route.

A midi, ils prirent place dans une brasserie, et tandis qu'Ophélie et Léandre débattaient au sujet d'une des oeuvres qu'ils avaient vue, Cara se força à ne pas gratter l'intérieur de son poignet, à afficher un sourire de circonstance, à faire comme si, au moins un peu. Si elle avait pu faire semblant et maintenir sa façade durant des tournées entières, elle devait bien être capable de le faire face à ses amis pendant quelques semaines. 

Depuis quand faut-il faire semblant face à ceux que j'aime ? 

Elle sirota son verre d'eau jusqu'à ce que leurs plats soient servis, et ce n'est qu'à ce moment-là qu'elle douta vraiment d'elle-même, de sa capacité à garder la face. Malgré son instinct qui lui hurlait de ne pas toucher à son assiette, elle avala le contenu d'une fourchette, puis deux, puis trois. A la quatrième, la nausée l'envahit, et elle se résolut à reposer ses couverts et abandonner son assiette. Ça n'échappa pas à Milo, qui lança :

"Tu n'as pas faim ?"

Elle se contenta de secouer la tête, et quand Milo lui demanda si c'était à cause de l'absence d'Ève, elle sauta sur l'occasion et acquiesça. Son regard se fit plus tendre. 

"Il faut que tu manges quand même, lâcha-t-il."

Son estomac se noua. Elle avait beau entendre ces mots encore et encore, ils lui faisaient toujours aussi mal. Elle était prête à tout mettre sur le compte de la fatigue, à faire semblant encore un peu, malgré les larmes qui enserraient déjà sa gorge, quand Léandre marmonna, la bouche à moitié pleine :

"Laisse-la, ce n'est pas grave."

Il planta ses yeux dans ceux de Cara pour ajouter : 

"Si on a faim tout à l'heure, tu as déjà rempli le frigo, non ?"

Milo acquiesça, et Cara remercia Léandre d'un unique regard. Ophélie sembla perplexe, mais ne dit rien. Alors le repas reprit son cours, et la journée se poursuivit en jeux de cartes, discussions existentielles et tentatives de préparer des crêpes - qui eût cru qu'aucun des quatre adultes ne saurait comment s'y prendre ? Quand le soir fut tombé, comme la pluie avait cessé, Cara demanda à Milo le chemin de la plage et affirma qu'elle avait besoin d'être seule. Pour une fois, elle ne mentait pas.

Il était minuit lorsqu'elle laça ses chaussons de danse sur la digue et lança un morceau de musique contemporaine dans ses écouteurs. Mis à part la mer en contrebas, il n'y avait personne pour la regarder. Alors Cara se mit à danser, parce que c'était un peu tout ce qui lui restait.

Quand elle tournait, personne ne pouvait voir comment ses clavicules saillaient.

Quand elle sautait, personne ne distinguait les rougeurs sur la peau de son poignet.

Quand elle dansait, personne ne savait. Elle faisait illusion.

C'est paradoxal, quand on y pense, que les moments où je me sens le plus moi-même soient ceux où je tiens le mieux le masque. 

Il était minuit, et elle savait qu'Ophélie s'était assise au piano, que Léandre faisait la vaisselle et que Milo se renseignait sur le programme estival du théâtre le plus proche. Elle savait aussi que rien ne serait plus jamais pareil, et qu'ils avaient beau essayer de tout reconstruire, ils avaient tellement souffert séparément qu'ils ne se comprenaient plus ensemble. Ils ne savaient plus qui ils étaient - ni soi-même ni les autres. Comment pouvait-on s'aimer dans une telle situation ? 

Alors Cara dansait, dansait, dansait, parce que c'était un peu tout ce qui lui restait. 

Lorsqu'elle fut trop épuisée pour continuer, elle s'assit sur un banc et laissa de côté les apparences. Elle ôta ses chaussons de danse et resta là, pieds nus sur la pierre, les cheveux en bataille, son chignon défait, vêtue d'un pull trop large pour elle et d'un short qu'on distinguait à peine. Cette silhouette-là était bien éloignée de la femme qui souriait pendant la journée, resplendissante dans ses robes noires, avec son vernis à ongle et son rouge à lèvres incarnat. La vraie Cara n'était pas souriante, pas resplendissante. Mais elle avait fait illusion assez longtemps pour y croire un peu, elle aussi, s'il n'y avait pas eu ce genre de moments où son coeur pesait lourd, si lourd dans sa poitrine, qu'elle avait beau danser jusqu'à l'épuisement, rien n'y faisait.

Elle contemplait la mer lorsqu'elle entendit des pas derrière elle. Cara reconnut la démarche légère de Léandre, sentit son parfum avant même qu'il ne s'asseye à ses côtés. Elle ne tourna pas la tête vers lui, comme s'il était encore nécessaire de lui dissimuler ses larmes alors qu'il savait déjà depuis des années - comme s'il y avait encore quelque chose à sauver. Et Léandre se contenta de ça, de son profil affligé, du vacarme de la mer qui tonnait autant que son coeur, et de leurs mains qui s'entrelaçaient doucement. Il resta là, sans un mot. Et quand il fut temps de rentrer, quand les larmes eurent cessé de couler, il tendit ses chaussures à Cara, marcha avec elle, l'enlaça sur le palier, et ne rentra pas dans sa propre chambre. Une seule porte s'ouvrit et se ferma ce soir-là. 

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant