19 | l'armure

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Ophélie, août

À dix-neuf ans, j'ai tout laissé derrière. Les attentes de mes parents, le poids de ma terreur, la moitié de ma vie. J'ai pris un job étudiant, un appartement miteux, et j'ai intégré le conservatoire de mes rêves, juste parce que ça me chantait. C'était ce que je voulais : envoyer valser ceux qui voulaient que je devienne enseignante, ceux qui me voyaient déjà en médecine, les conseillers d'orientation qui riaient quand on parlait d'être artiste. Je voulais vivre un peu pour moi, pour une fois.

Je ne l'ai jamais regretté. Ça n'a pas été facile tous les jours, mais au moins, lorsque je pleurais, ce n'était pas à cause d'un choix qui n'avait pas été fait pour moi. J'avais tout choisi. Même Paris. Même le Queens' Rhapsody. Même Florence.

Non, je n'ai jamais regretté, jusqu'à cet instant où Milo est parti. Alors, je me suis rendue compte qu'à force de partir et de tout abandonner, j'avais perdu ce qui importait le plus : le sourire de ceux que j'aimais.

Notre complicité ne reviendrait jamais, en partie parce qu'un jour, j'avais décidé de ne plus jamais me retourner.

Si Ève n'a rien dit, ce jour-là, c'est parce qu'elle le savait.

Léandre, août 

Ophélie s'était endormie après avoir séché ses larmes, épuisée. Léandre avait quitté sa chambre en fermant la porte derrière lui, après s'être assuré que la fenêtre était ouverte pour qu'elle ne se réveille pas baignée de chaleur. Il avait entendu Cara préparer du thé depuis le salon tout en parlant à Ève. Milo n'était pas rentré. Il était vingt heures, et personne n'avait faim. Alors Léandre s'était rendu dans sa chambre, avait sorti un carnet et des crayons de sa valise, et s'était mis à dessiner. Avec la danse, au lycée, c'était l'une des seules choses qui le faisait se sentir vraiment bien. Mais ça remontait à dix années désormais, et ça n'avait jamais été le dessin qui l'avait le plus aidé. Il avait tout gâché. Y aurait-il un jour où il se réveillerait sans le poids tonitruant du regret ?

Dans sa valise, ses vieux chaussons de danse le narguaient, abîmés par les multiples scènes où il s'était produit, les répétitions et les soirées de passion. Il les avait pris parce qu'il n'imaginait pas aller voir ses amis artistes sans ça, et aussi, peut-être, parce que quand ça n'allait pas trop, il dansait un peu. Sa jambe le faisait souffrir, mais cette douleur était toujours moins violente que celle de son coeur.

Alors Léandre s'empara de ses chaussons de danse, se rendit dans la bibliothèque déserte des parents de Milo, et lança la musique dans son casque audio. Lorsqu'il commença à danser, la douleur fut si vive dans sa jambe qu'il se demanda si c'était vraiment une bonne idée. Puis il constata qu'il était devenu incapable d'effectuer tous les gestes qu'il avait tant travaillés quand il était plus jeune. Il avait vingt-cinq ans, et il ne savait plus danser.

Mais il pouvait toujours bouger au son de la musique, laisser les gestes lui faire oublier la douleur, adapter ses mouvements et dessiner sa propre chorégraphie sur le parquet. Quand il dansait, Cara n'avait pas maigri, Ophélie ne pleurait pas, Milo ne partait pas, et Ève n'était pas obligée de conjuguer "résilience" à tous les temps. Quand il dansait, la vie n'était pas si désastreuse, il n'avait pas tout gâché, et l'avenir se tenait encore devant lui, pur et libre de toute tâche. Quand il dansait, ça allait.

Il sentit doucement une main saisir la sienne. Cara le regardait, les yeux brillants - de larmes ou de joie, il ne voulait pas savoir, il ne valait mieux pas. Ils n'avaient pas dansé ensemble depuis cinq ans, depuis ce jour-là. Mais elle tenait entre ses mains une petite enceinte, et ses pieds arboraient des chaussons de danse à peine usés, probablement achetés récemment. Il la laissa lancer la musique et déposa son casque sur une chaise. Cara s'approcha. Elle ne portait pas son éternel rouge à lèvres, son tee-shirt n'avait probablement pas été lavé et son short était tâché. Elle était vulnérable lorsqu'elle dansait, lorsqu'aucune armure ne la protégeait du monde, des autres, d'elle-même. Il n'y avait qu'à son public qu'elle montrait cette image-là d'elle-même. Mais il n'y avait toujours eu que Léandre pour voir la passion dans son regard quand elle dansait. Peut-être ses autres partenaires l'avaient-ils vue aussi, mais il aimait à penser que ce ne serait jamais tout à fait pareil, qu'il avait quelque chose en commun avec Cara, et que c'était ça - la passion, l'art, la liberté, la même chose en somme.

Sa jambe lui faisait mal, mais il ne refusa pas la danse que lui proposait Cara. Elle le laissa la guider, omettant aux gestes qu'il ne pouvait plus effectuer, le rattrapant lorsqu'il trébuchait. Et là, tout allait bien.

Ophélie ne pleurait pas.

Milo ne partait pas.

Ève ne souffrait pas.

Ni le dessin ni son métier d'enseignant, qu'il avait beau adorer, ne lui feraient jamais ressentir ça - cette plénitude, cette certitude que tout irait bien. 

Il n'y avait rien que Cara et lui, la musique, et un peu d'espoir au bord des lèvres quand ils s'embrassèrent.

Il l'aimait, dieux qu'il l'aimait. Et, pourtant, il savait qu'elle ne pourrait jamais lui rendre la pareille. Alors il valait mieux ne rien dire, ne pas briser l'intimité qu'ils partageaient, prendre ce qu'elle pouvait lui offrir et dire adieu au reste.

Il l'aimait, pour son regard dans le sien quand ils dansaient, pour l'armure que constituaient son rouge à lèvres et ses boucles d'oreille, le bouclier qu'elle ne baissait que face à lui, pour sa combativité, pour les coups de poing qu'elle rendait face aux critiques, pour ses mots quand ils avaient quinze ans, "on pourrait danser ensemble", pour sa gentillesse, pour ses doigts qui n'avaient jamais cessé de serrer les siens, même ce jour-là, même après ça. Si elle savait, elle ne l'aimerait plus autant, il en était persuadé.

Alors ils dansaient, tant qu'ils le pouvaient. Parce que, d'ici la fin de cet été, rien ne serait plus jamais pareil. C'était déjà fichu d'avance, peut-être, mais à ses yeux, ça valait la peine de se battre. Pour Milo qui tentait de les réunir. Pour Ophélie qui tenait à ce spectacle. Pour Ève qui avait perdu tout ce qui comptait. Pour Cara, qui méritait tant d'avoir quelqu'un à se confier. Et pour lui-même, qui s'était battu durant des années sans jamais avoir été seul, et qui devait tant à tous ces gens, à tous ceux qui n'avaient jamais cessé de l'aimer. Même Cara. Même Ève.

Sa jambe lâcha alors qu'il esquissait un mouvement, et sans un mot, Cara alla chercher le tube de crème et un antidouleur, l'aida à masser son genou, défit ses chaussons de danse et le soutint jusqu'à sa chambre. Elle l'aida à se coucher, essuya ses larmes - de dépit et de douleur, de colère aussi -, s'assit au bord du lit et, pour la première fois depuis des mois, elle lui parla vraiment. Tu sais, Léandre, on ne dirait pas, mais ça va un peu mieux. Les jours où ça va sont plus nombreux. Je crois que je suis sur la bonne voie. C'est un peu grâce à toi.

Parce que tu étais là, et qu'à chaque fois que je pensais à toi, je me disais qu'il fallait bien que l'un de nous deux puisse continuer à danser. Ne t'en fais pas, Léandre, je peux être éblouissante pour nous deux.

Et il l'aimait pour ça, aussi, pour le petit sourire en coin qu'elle arborait quand elle faisait des traits d'humour en parlant de sujets sérieux, pour la force qu'elle avait toujours eue. Quand elle n'aurait plus le courage d'être forte, il serait là. Il lui tiendrait la main. Il ne la laisserait pas tomber.

Elle méritait au moins ça. 

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant