4 | le scotch de couleur sur le parquet

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Ève, mai

j'y ai cru si longtemps -

que Milo pouvait partir à l'autre bout de la France

que Cara pouvait devenir la plus grande de tous

que Léandre pouvait reconstruire sa vie sur des cendres

qu'Ophélie pouvait tout laisser derrière, tout et puis nous aussi

et que malgré tout on pourrait

s'aimer assez

mais on n'a pas su

on n'a pas essayé assez fort

et puis la distance, la célébrité, les responsabilités, la nouvelle vie

tout nous a séparé

on n'a même pas lutté.

j'y ai cru si longtemps

mais je crois bien, mes amis, que désormais

je n'ai plus la force d'y croire.

Milo, mai

Des feuilles de brouillon noircies de mots recouvraient le papier peint fleuri du salon. Milo reconnaissait son écriture en biais, les taches d'encre qu'il ne cessait de faire quand il était plus jeune, les traces de ses mains moites sur le bord des feuilles. Ses parents les avaient tous conservés, ces brouillons, et les avaient affichés à la patafix sur le mur. Milo n'était pas revenu dans la maison de son enfance depuis qu'il avait arrêté d'y croire, et ces débris de son engagement lui rappelaient tout ce qu'il avait perdu – tout ce qui lui manquait désormais. Sur les réseaux sociaux, ses milliers d'abonnés lui demandaient quand aurait lieu la prochaine action, s'il y avait des avancées positives sur les projets menés par l'association. Milo n'avait pas osé leur avouer qu'il avait tout arrêté, confié la direction à quelques collègues et pris le large. Et les phrases de ses discours ne faisaient que lui rappeler son échec.

Avant même de préparer les lits, de nettoyer la cuisine et de réparer la dalle cassée de la terrasse, Milo décrocha toutes les feuilles et les fourra dans une boîte vide, qu'il glissa sous le lit de ses parents – loin de tout, loin des regards de ses amis et loin de lui. C'était mieux ainsi.

D'ici quelques semaines, Ophélie, Léandre, Cara et Ève débarqueraient dans cette maison, pour tenter une dernière fois de tout réparer. Milo ignorait si Cara avait renforcé sa carapace depuis la dernière fois, si Léandre s'était reconstruit, si Ophélie avait su le pardonner, si Ève aurait assez de courage pour venir, pour se battre encore un peu, se battre encore pour eux. Ce serait probablement une catastrophe, et ils souffriraient – Léandre de voir Cara danser, Milo d'entendre Ophélie parler de son épouse. Le jour de son mariage, il avait cru sentir son cœur se déchirer dans sa poitrine. Ce serait, oui, ce serait probablement une catastrophe.

Mais ça valait la peine d'être tenté, alors Milo prépara les lits, nettoya la cuisine et répara la terrasse. Il disposa du scotch de couleur sur les lattes du parquet qui formaient des bosses, pour qu'Ève sache où elle devait être prudente. Il poussa les meubles du bureau dans un coin pour que Cara puisse danser. Attribua à Léandre la chambre la plus éloignée du bureau en question. Déplaça le piano droit du salon vers la chambre où Ophélie dormirait. Il fit de son mieux. Il espérait que ça suffirait.

Puis Milo s'empara de son téléphone, enfila ses baskets et lança un enregistrement d'une pièce de Marivaux dans ses écouteurs. Il s'élança vers la plage, ses jambes reprenant naturellement les gestes de la course, sa poitrine s'allégeant au rythme de son souffle mesuré. Il sentait déjà la mer avant de l'entendre, puis l'odeur du sable et du sel céda la place aux cris des mouettes et au tonnerre des vagues. Quand il se mit à pleuvoir, il se contenta d'enfiler sa capuche et de garder le rythme, mais les gouttes se firent plus insistantes, et il finit par se réfugier sous un abribus. Tandis qu'il reprenait son souffle, il parcourut les messages privés qu'il avait reçus sur ses réseaux sociaux, le cœur lourd, la gorge serrée par l'angoisse.

Salut Milo ! Avec l'équipe, ça ne nous dérange pas de gérer l'asso, mais on se demandait quand tu reviendrais. On se doute que tu travailles sur un gros projet, alors si tu as besoin d'aide, n'hésite pas !

Cher Milo, nous avons le plaisir de vous convier à notre conférence du 6 avril à Paris. Nous serions ravis de vous entendre à propos des récents projets pétroliers.

Milo, tu n'as donné de nouvelles à personne, ça va ? Ton coloc nous a dit que tu étais en arrêt maladie, que tu ne ferais pas de nouvelle pièce de théâtre avant un moment. On s'inquiète un peu.

Cher Milo...

Les commentaires n'étaient pas plus glorieux.

aucune nouvelle depuis le 12 janvier... comme s'il ne s'était rien passé d'important depuis ! 

vous avez abandonné la cause ou quoi ? 

on a hâte de se mobiliser pour la prochaine action !

vous comptez écrire un article sur les fonds marins ?

Et, depuis le 12 janvier, silence complet. Les larmes ne coulaient toujours pas. Elles n'avaient pas coulé depuis des mois. Mais l'angoisse, elle, se faisait sentir, et Milo s'empressa de fourrer son téléphone dans sa poche, de relancer l'enregistrement dans ses écouteurs, et de reprendre la course, en dépit de la pluie tonitruante et de l'inconfort sous son sweatshirt.

Il se précipita sous la douche en rentrant, puis s'assit sur le sofa et regarda la télévision jusqu'à minuit, comme si un mauvais téléfilm pouvait suffire à lui faire oublier.

Le lendemain matin, comme la veille et comme depuis quatre mois, il ne déclama pas sa tirade de Giraudoux habituelle. Il resta silencieux face au miroir, regarda son reflet droit dans les yeux, et se trouva pitoyable. Si ses abonnés l'apprenaient, si les membres de l'association l'apprenaient, que penseraient-ils de lui ? En vérité, Milo ne préparait pas d'action d'envergure, il a juste tout arrêté, ce lâche. Comment pouvait-il encore se regarder dans les yeux après ça ?

Il se détourna du miroir et se rendit à la plage. Assis sur le sable, il parcourut les contacts de son téléphone et appela Cara. Il était prêt à tout lui dire, à avouer le grand secret, à libérer le grand monstre, pour peu qu'elle le lui demande, juste dans l'espoir qu'elle lui dise qu'il n'était pas seul, que ce n'était pas grave, qu'elle allait l'aider. Mais il tomba sur le répondeur, et raccrocha sans avoir laissé de message. Il pensa bien à Léandre, Ophélie et Ève, mais Léandre avait trop à reconstruire, il n'osait pas affronter Ophélie, et il refusait de demander de l'aide à Ève alors qu'il n'avait pas pu être là pour elle – au fond, peut-être était-il toujours le même adolescent effronté. 

Alors Milo resta assis sur le sable, observant la mer à l'horizon, écoutant le bruit des vagues tonitruantes, jusqu'à ce qu'une journée de plus se soit écoulée.

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant