32 | l'Absurde

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Léandre, août

Cette nuit-là, comme la précédente, il ne parvient pas à dormir. Il est terrifié à l'idée de revoir les images, d'entendre les sons à nouveau, de trembler au réveil et de voir Cara si impuissante, si désespérée, si blessée. C'est embarrassant d'être triste, quand ça fait des années et que personne ne sait comment vous aider. Alors il enfile ses vêtements de la veille, glisse son téléphone dans une poche, son carnet et un crayon dans l'autre, et sort de l'auberge, plongeant dans la fraîcheur de cette nuit d'août. 

Les étoiles brillent, et entre deux montagnes, il les aperçoit. Elles sont magnifiques. Comme lui autrefois.

Il ne sera plus jamais le splendide danseur qu'on adorait. Il ne sentira plus la vie dans ses os, dans ses muscles, dans ses pieds engourdis, ne l'emmènera plus danser sous les arbres du parc ou dans les jeux pour enfants. Ils ne vivront plus ça. Il ne vivra, peut-être, plus vraiment.

Et puis, ils ont beau faire semblant, il voit encore la fissure dans les yeux d'Ophélie, et l'hésitation quand Cara lui parle de ce jour-là, de ce qu'il a fait à Ève, du silence qu'il n'a pas osé briser devant eux, durant des années. Il voit bien Milo qui évite le sujet, qui essaie de les réunir, et Ève qui fuit, qui fuit, qui fuit, parce qu'admettre qu'elle lui en veut plus qu'un peu, c'est trop dur, bien trop dur. Alors il se sent mal, comme toujours, et soudain, sous les étoiles, en pleine nuit, le poids de tout ça est bien trop lourd, alors il rassemble sa douleur et la jette sous ses pieds, à chaque pas qu'il fait pour se rapprocher du sommet, grimpant le sentier montagneux, il écrase tout ce qui fait mal, comme si ça ne renaissait pas à chaque fois. 

Il ne dort pas. À chaque fois qu'il ferme les yeux, il revoit tout ce qu'il a mal fait, tout ce qu'il a gâché. La plupart des gens, a-t-il lu quelque part, oublient ce genre de choses, les surmontent, parce que si on se rappelle de tout, on devient fou. Lui ne peut pas oublier. Il a oublié comment on fait. 

Alors il grimpe, grimpe et grimpe encore, parce que c'est ce qu'Ève faisait autrefois, et que désormais, par sa faute, elle en est privée. Il grimpe pour elle, pour Cara aussi, qu'il voudrait pouvoir aimer sans lui montrer ces aspects-là de lui-même, pour Ophélie qui a eu trop peur pour leur parler de son deuil, pour Milo qui est aussi brisé qu'eux mais n'en parle pas, jamais, parce qu'il est comme ça, croit-il, et puis pour lui-même, surtout, parce qu'il ne sait pas quoi faire d'autre, et parce que grimper, c'est au moins ça qui l'éloigne de la somme de ses erreurs.

Son premier contact avec Ophélie, c'était justement là où on fait des sommes : en cours de mathématiques. Il lui a expliqué comment fonctionnait le théorème de Thalès, parce qu'elle avait loupé le cours au collège, lui avait-elle dit. Elle l'a remercié, et quand le professeur leur a reproché de discuter, ils se sont mis à converser par calculatrices interposées. Ça les faisait rire. Mais depuis la fin du lycée, Ophélie et lui ne sont plus vraiment parlés, parce qu'elle n'arrivait plus à s'exprimer autrement qu'en musique, et que lui n'a jamais su lire les notes ; parce qu'il dansait pour mieux vivre, et qu'elle fermait les yeux quand ils étaient ensemble sur scène. 

Avec Milo, c'est un peu pareil. Milo a essayé de l'aider après l'accident, l'a accompagné à ses séances de rééducation, mais il ne comprenait pas pourquoi Léandre refusait de le voir un jour sur deux le soir, quand il allait chez son psychologue et qu'il voulait le lui cacher. Alors Milo, puisqu'il ne comprenait pas, s'est dit qu'il gênait, et il est parti, lui aussi. C'était lui, autrefois, qui aidait Léandre à trouver des idées pour les projets d'art plastique, parce qu'ils avaient cette option en commun. Mais Léandre dessine seul, désormais, et Milo préfère déclamer. 

Ils se sont tous éloignés. Il ne reste que Cara, qu'il aime de tout son cœur - c'est d'ailleurs pour ça qu'il ne veut pas l'aimer, pour qu'elle ne souffre pas de tout ce qu'il pense et de tout ce qu'il fait de travers. Cara, oui, et Ève aussi, qui a mis sa douleur de côté pour l'aider, lui, malgré tout ce que ça lui coûtait. Et lui, lui qui n'a jamais su aimer ses amis comme il le faudrait, lui - n'a jamais su pourquoi elle pleurait, ce jour-là, quelques mois avant l'accident, à vingt ans. Il n'a jamais osé le lui demander.

Il est arrivé au sommet de la montagne. Sa jambe lui fait mal, et il claque des dents. Le froid est plus mordant qu'en bas. La nuit s'est faite un peu plus noire, depuis qu'il est sorti. Il a grimpé, grimpé, grimpé, mais il n'a pas pris note du chemin qu'il empruntait. Quand il voudra redescendre, il sera perdu. Comme s'il n'en avait pas l'habitude. 

Et, parce qu'il s'en veut atrocement pour tout, pour eux, pour lui et puis pour tout ça aussi, au sommet de la montagne, Léandre hurle. De toutes ses forces. Parce qu'il croit fermement que tout laisser sortir, ça peut changer les choses. 

C'est un cri indescriptible, bestial, inhumain, empli d'émotions et vide de sens, le cri du théâtre de l'Absurde qui cherche des réponses sans jamais les trouver - il a toujours aimé ce théâtre-là, mais il n'a jamais vraiment eu l'occasion d'en jouer. Alors, sur son téléphone, avec le peu de réseau qu'il peut trouver, il cherche une pièce d'Ionesco, et il joue, seul, pour que le cri se mue en mots, pour que la douleur se fasse un peu moins vive sous la peau.

Quand le jour se lève, il redescend, suit les traits de couleur sur les arbres, descend, descend et descend encore, mais c'est moins violent, il se sent un peu mieux, comme si tout irait forcément bien, désormais, pour peu qu'il fasse ce qu'il fallait - pour peu qu'il demande à Eve, enfin, ce qui s'était passé. 

Quand il rentre à l'auberge, il trouve ses amis attablés devant une carte de la région. Il n'est pas tard, pourtant Milo a des cernes, Ophélie a l'air épuisé, et Cara l'enlace dès qu'elle le voit. Ils n'ont pas reçu son message, ils se sont inquiétés, mais tout va bien désormais. Face à la cheminée, allumée faute de chaleur estivale, Ève tient entre ses mains une tasse de café, et elle lui lance un regard du ceux qui valent mille mots - je sais ce que tu as fait cette nuit, à quel point tu as dû souffrir, et je sais aussi que si tu es là, c'est parce que tu veux t'en sortir. parce que tu veux vivre. 

je sais tout ce que tu ne dis pas. tu n'as jamais été seul, Léandre.

Cara, août

Ce matin-là, j'étais terrifiée parce que Léandre n'était pas rentré. Il était parti, et j'ignorais où il était allé. J'ignorais même s'il rentrerait. Le connaissant, il aurait bien été du genre à ne pas nous parler de ses pensées sombres, de leur retour, de leur cri inaudible sauf pour lui, à tout garder, tout taire, et partir sans un mot, sauter, ne pas se retourner, nous abandonner, m'abandonner, moi. J'étais terrifiée, et quand il est revenu, pendant un instant, je me suis dit qu'il ne fallait pas que je m'engage dans une telle relation si ça faisait si mal, s'il y avait la moindre chance qu'il me quitte un jour de cette manière - de cette manière si violente, si brutale, si injuste.

Mais, l'instant d'après, je me rappelais que c'est à ça que ressemble la vie : prendre des risques, aimer et avoir le coeur brisé, regarder les gens partir, au détour d'une route ou au bout d'un sentier, et vivre quand même, recommencer, parce que la vie n'a aucun sens si on n'aime pas, et que si je ne prenais pas ce risque-là, je le regretterais toute ma vie.

C'était Léandre. Je croyais en lui. 

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant