26 | les chiffres, et comment on les oublie

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Ophélie, août

dans les bras de Florence, tout bourdonnait d'énergie

son cœur battait fort et me donnait

l'audace de m'extraire du quotidien

de partir à l'étranger pour des concerts

de sortir seule la nuit

tout bougeait sans cesse et

j'aimais ça

- dans les bras d'Amélia, cependant, tout est paisible

mon coeur est calme et

je crois qu'enfin, je comprends que

désormais, c'est de ça que j'ai besoin :

un peu de calme

juste le temps de réparer mon coeur

et d'apaiser ma fureur.

c'est probablement pour ça que la vérité

c'est à Amélia que je l'ai dite en premier.

Ève, août

Cinq ans s'étaient écoulés depuis l'accident. Autant, plus un ou deux mois, depuis ses larmes les plus amères. Elle faisait profil bas, affichait un sourire faux et menait sa vie. Mais elle n'avait pas accepté. Elle ignorait si on pouvait vraiment accepter ce genre de choses un jour. Alors elle portait des jupes longues pour masquer ses cicatrices, vivait sur une falaise pour oublier qu'elle ne grimperait plus de montagnes, et gardait le secret de Léandre pour ne pas avoir à affronter la vérité. Mais voilà : il avait tout fait voler en éclats.

Il y avait des soirées comme ça, où elle ne s'endormait qu'après avoir pleuré, où les images - les souvenirs, mais dieux qu'elle aurait voulu qu'ils soient fiction -, les images revenaient, la hantaient, tournaient tournaient tournaient et ne s'arrêtaient jamais, même quand elle dormait, et la douleur, la douleur lui rappelait elle aussi le brouillard qui s'étendait sur son passé, et la couleur de son avenir. 

Le son du verre brisé. La texture de son sang, poisseux et collant, quand elle s'était contorsionnée pour attraper un téléphone. L'odeur de l'essence, l'urgence dans la voix de la première personne qui était venue les aider. Ce regard, celui du pompier - un regard qui disait je sais déjà, et ce n'est pas joli à dire. Tout la hantait, sans cesse, sans cesse, et elle n'en voyait pas le bout. 

Ce soir-là, pourtant, elle se leva du lit, s'appuyant sur sa canne, et marcha jusqu'au miroir de la salle de bain. Elle ôta sa chemise de nuit et regarda les cicatrices qui barraient son corps, confronta son reflet. Il était temps d'avancer. Elle voulait tellement, tellement, revenir en arrière. Ne pas s'endormir, ce soir-là, dans la voiture. Tout changer. 

Elle se rappelait de tout ce qu'elle aurait préféré oublier, du nombre de points de suture qu'on lui avait administrés, de toutes les opérations, des mois de rééducation, des mots de ses professeurs quand elle leur avait annoncé qu'elle serait absente un semestre de plus - ne vous inquiétez pas, Ève, prenez tout votre temps. Mais personne ne comprenait. Pas ça, en tout cas. 

Les larmes jaillirent d'un coup, aussi soudaines que le choc qui avait détruit la vie qu'elle s'imaginait avoir, et Ève se laissa glisser le long du mur, en sous-vêtements sur le parquet, le corps secoué par les sanglots. Léandre, qui dormait dans la chambre voisine de la sienne, fut le premier à la rejoindre. Elle l'entendit murmurer je suis désolé, Ève, mais ça vaut mieux de dire les choses, il faut que tu arrêtes de garder la vérité pour toi toute seule, il faut que tu sois libre, Ève, je suis désolé, je suis désolé. Elle sentit ses mains la recouvrir de sa chemise de nuit, caresser doucement ses cheveux, la blottir contre lui et la bercer, doucement, doucement, comme s'il craignait de la briser. Comme s'il ne l'avait pas déjà fait.

Elle se dégagea doucement et, entre deux sanglots, parvint à déclarer : 

"Ça ne change rien entre nous, Léandre, mais je... je ne veux pas que tu sois là ce soir."

Il la regarda sans bouger. Ses mains tremblaient. Ses lèvres aussi. Mais il ne bougea pas. Alors elle cria, parce qu'elle n'en pouvait plus d'être gentille et calme quand tout s'effondrait autour d'elle - en elle. 

"Va-t'en !"

Elle ne voulait pas qu'il voie ça, tout ce désespoir, toute cette souffrance, parce que ça ne faisait que confirmer ce qu'il ressentait déjà - qu'il était coupable, coupable de tout ça, mais ils savaient tous que ce n'était pas totalement vrai, qu'il n'avait pas choisi d'aller si mal le jour où il avait voulu en finir. Ève le savait, et elle ne voulait pas qu'il voie ça, parce qu'il méritait d'être heureux, pas de s'en vouloir pour toujours. 

Son cri avait dû être assez fort pour réveiller les autres, car ils les rejoignirent vite. Ophélie ordonna à Léandre de sortir, et Milo l'accompagna après avoir échangé un regard avec Ève, puis avec Cara - il ne fallait pas que Léandre soit seul, il avait besoin qu'on l'aide, lui aussi. Ophélie et Cara s'assirent près d'elle, lui tendirent des mouchoirs, puis la bouteille d'eau, et elles restèrent là un moment, toutes les trois, en silence, rien que .

Tout le jeu de masques, tout ce qu'ils avaient appris du théâtre avait volé en éclats. Il n'y avait plus aucun mot pour convenir à ça. Ne restait que le silence. 

Et puis, quand les sanglots furent moins pesants, le silence se fit moins lourd, moins réel, moins tragique. Ophélie alla s'asseoir au piano, Cara enfila ses chaussons de danse, Ève saisit son carnet de poèmes, et là, toutes les trois, comme s'il n'y avait que l'art et l'amour qui comptaient, elles se posèrent un instant pour briser le silence. 

C'était comme autrefois, quand Ophélie croyait encore en l'amour, quand Cara dansait encore parce qu'elle aimait ça, et pas pour oublier, quand Ève savait encore rêver. 

Elle jeta ses mots sur le papier, Ève, parce que c'était ce qui l'avait sauvée, et c'était ce qui la sauverait encore. 

Cinq ans tout pile. Cinq ans, et quelques semaines auparavant. Une heure de larmes, une seconde de respiration, quelques instants rien qu'à elle, où il lui semblait qu'il y avait encore quelque chose à reconstruire. 

Dans le journal, le lendemain, elle lirait qu'un metteur en scène les avait repérés au festival, qu'il voulait créer une pièce de théâtre avec rien que leur troupe, qu'il ne voulait qu'eux. Elle trouverait ça ironique, qu'ils soient enfin réunis alors que le destin semblait s'acharner sur eux. Mais pour le moment, elle ne pensait plus à rien, à rien d'autre qu'aux mots au bout de son stylo, aux gestes de Cara qui l'emmenaient loin, très loin, et aux oscillations d'Ophélie tandis qu'elle jouait, parce que c'était toujours comme ça qu'elle jouait, et c'était toujours comme ça qu'elle jouerait.

Ce qu'ils partageaient, au final, c'était ça : un peu d'art, beaucoup d'amour, et dix années d'amitié qui s'étaient écoulées aussi vite que le vent. 

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant