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Clémence scrutait l'eau. Des formes sombres passaient parfois sous le reflet de son crâne luisant. Furtives, elles laissaient soupçonner toute une vie invisible. Clémence y pressentait un danger, qu'elle ne verrait même pas venir. Ses doigts serraient le bord de l'embarcation à s'en blanchir les phalanges. Régulièrement, elle s'envoyait des claques pour écraser les moustiques qui s'acharnaient à lui sucer le sang. Dans ce lieu abandonné des hommes comme des dieux, l'humidité lourde de chaleur rendait son corps aussi collant que du lait rance.

– Vagin de troglodyte, comment tu t'y perds pas ?

Jaim chantonnait à voix basse tout en poussant sur sa longue perche pour fendre la végétation.

Cheyd observait les étendues d'eau couvertes de roseaux pris d'un sentiment de malaise grandissant. Seul, il aurait été incapable de s'y retrouver. Aucun arbre pour y lire la trace des saisons, aucune terre à caresser, à humer. D'interminables lacs, des marais détrempés, des îles de joncs qui dérivaient au milieu de nuages troublés par les rides que provoquait la pagaie de Jaim. Jamais Cheyd ne s'était senti aussi dépendant de quelqu'un pour s'orienter. Une boule à l'estomac menaçait son impassibilité coutumière. Il se massa la cicatrice qui lui barrait l'abdomen. Les roseaux se fendirent. Il retint un cri de surprise. Des cornes brisèrent la surface de l'eau. Des yeux globuleux le fixèrent. Un auroch émergea pour regagner une digue. Son grand corps noir aux muscles frémissants dégoulinait d'algues gluantes. Un Ma'sour apparu derrière lui, paresseusement, il fouetta avec une tige molle le flanc de l'animal.

Jaim fit une première halte au campement des pasteurs.

Le Parâtre soupesa sa proposition :

– Tu vois, je t'ai donné un bol de yaourt et toi tu m'offres une terre. Les dieux sont grands.

– Les dieux sont grands, fit écho Jaim.

– Comme je te l'ai dit : le lait de la vache ne m'appartient pas, pas plus que la terre n'appartient au roi d'Inive.

– En effet, Parâtre. Je suis sûr que tes aurochs seront heureux de paître dans ces champs.

L'homme acquiesça. Puis, répondant à l'excitation secrète de sa fille, il promit de faire passer le mot parmi les pasteurs.

Ensuite, ils se dirigèrent vers leur destination, Clémence ressassait la conversation qu'elle venait d'entendre. Pourquoi ces gens ne peuvent-ils pas dire ce qu'ils pensent sans emberlificoter leurs mots ? Jaim accosta un mudhif sur un carré de joncs flottant. Les traqueurs toisèrent la hutte alambiquée, l'exiguïté du lieu, les trois générations qui végétaient du côté de l'ombre.

Un homme défiguré, ses chairs brûlées à vif, cracha au sol.

– Tu m'amènes d'autres sauvages, Suicidé ?

Dans le mudhif aux piliers arqués, un fumet s'élevait de la cruche où chauffait une infusion. Le soleil s'engouffrait entre les croisillons, les rayons éclairaient l'espace d'une lumière mystérieuse.

Jaim et Cheyd s'accroupirent auprès du Brûlé. Clémence dut s'asseoir, les jambes étendues de part et d'autre de son ventre. Un vieillard vicieux la reluqua.

– Le Suicidé... Tu viens payer ta dette ? demanda le Vieux.

– Je viens payer ma dette.

– Tu as changé, fit remarquer la Vierge entre ses chicots noirs. Je suis surprise que tu sois revenu.

– Je tiens mes promesses.

– C'est autre chose. T'es moins mort qu'avant.

– C'est la vie.

Shangaïn 4. Les héritiers des dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant