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Le grand coracle de roseau déboucha du canal d'Inive. Le courant du Tigre l'emporta. Les serviteurs du temple poussaient sur leurs perches, pagayaient pour gagner le centre du fleuve. Aga Roshan les bras croisés sur sa poitrine donnait les ordres. Le Grand-Prêtre avait tenu à accompagner lui-même les Shangaïn, pour les honorer. Et pour les espionner. Le roi avait été intraitable, il ne devait pas rentrer sans informations au sujet de Cendre.

Sa lance de bronze en travers des épaules, l'arc dans son dos, un sourcil fendu d'une cicatrice, Cheyd toisait l'autre rive. Il avait dû prendre la vie pour gagner le droit de revenir chez lui. Il marmonna pour lui seul :

– Ça fait tout de même drôle de rentrer sans mon khoutuka.

Assise au centre du coracle, Banou enlaçait la taille de Topaze. Elle ne la lâchait plus. Elle l'avait interceptée avant qu'elle ne mette le feu à la demeure d'Ēl'Dhûsk. Aucun mot n'avait franchi les lèvres de Banou. Que dire aux démons qui s'étaient emparés de l'esprit de la jeune envoûteuse ? Elle comptait sur leur vallée, la forêt, l'hiver purificateur, la présence de la tribu et des matriarches pour aider Topaze à guérir. L'extraire de la cité était devenu sa seule priorité. Elles avaient laissé Téha au temple de Shanga, entourée de novices. Banou l'avait serrée dans ses bras, là aussi aucun mot n'avait franchi ses lèvres, de peur d'éclater en sanglots. Croquignolette avait enfoui son visage dans son cou, pour lui murmurer :

– Prends soin des nôtres.

Clémence se dressait face au vent. Son ventre lourd pointait le chemin du retour. Elle avait tenu ses promesses en retrouvant Tibo et en libérant Wakané. Elle aurait dû rentrer portée par un sentiment de triomphe, la belette acharnée avait vaincu ses adversaires, or ce n'était pas le cas. Elle découvrait que le danger était plus insidieux — ce n'était pas le troqueur ou les Exilés — il s'était immiscé à l'intérieur de Tibo et Selma qui étaient devenus leurs propres ennemis. Selma avait des hauts et des bas qui la laissaient éreintée ou en proie à des accès de violence contre Inive, les marchands d'esclaves, Fer, les matriarches, les prêtres, le cuisinier d'Agas ou le Brûlé. Tout s'emmêlait sur ses lèvres. Clémence gardait tout le temps un œil sur elle. Chienne de vie, avec ce qu'elle a traversé... Quant à son frère, il ne prononçait pas plus de trois phrases par jour. Couché au fond du coracle, ses cheveux formaient un épi au sommet de son crâne, seul désordre surplombant un visage vide.

Tibo contemplait le ciel, dans un état second. Inive était derrière lui, le retour dans la tribu l'attendait sur l'autre rive. Il n'était pas pressé d'arriver. Il aurait voulu que ce sentiment d'être nulle part durât éternellement. Il tournait entre ses doigts un galet de terre cuite qu'il avait ramené de Bîr, il le passait sur ses poignets, là où Fer l'avait attaché. La douleur jouissive. Des échassiers survolèrent le coracle. Ils migraient vers les vents chauds. Tibo les vit traverser le ciel. Il ne cilla pas, son esprit englouti dans le quartier des poissonniers, au fond de la demeure du troqueur, entre ses cuisses musclées.

À l'embouchure du Zagr, les rameurs unirent leurs efforts pour engager le coracle dans le courant paresseux. Ahanant, ils poussèrent sur leurs longues perches, pagayèrent penchés au-dessus de la rambarde. Au printemps ou à la saison des pluies, il aurait été impossible de remonter la rivière.

Le delta regorgeait d'oiseaux. Des volées de passereaux dessinaient des volutes dans le ciel, leurs ailes blanches et noires renvoyaient la lumière. Des mouettes piaulaient, comme des conversations interrompues, puis reprises ailleurs. Un couple de hérons s'éloignait à tire d'aile. Une compagnie de perdrix rasa les roseaux où une grue solitaire se mirait dans l'onde.

Dans l'herbe jaunie des rives, Cheyd repérait les traces de grands mammifères. Il cherchait la présence des enfants du Zagr ou celle plus sournoise des Kâgn.

Shangaïn 4. Les héritiers des dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant