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L'allée la mena à l'étang. Sa surface lisse parcourue de frissons sous les bourrasques n'invitait pas à s'y attarder. Cendre poursuivit son chemin, traversa des promenades boisées. Elle s'abrita du vent, dos au mur nord. Elle marmonnait des mots en Shangaïn pour En-Iris, pour éviter de penser au choix qui l'attendait.

Soudain, la reine fut devant elle.

– Je t'ai fait suivre. Je voulais te parler, seule à seule.

Cendre découvrit cette nouvelle force qui soutenait la jeune souveraine.

– J'aurais pu t'éliminer d'un claquement de doigts, là, maintenant, alors que tu t'enfonçais toute seule dans le jardin.

La reine désigna un garde quelques pas derrière elle.

– N'importe qui accepterait de t'exécuter pour gagner mes faveurs. Tu n'es personne. Une nourrice. Une esclave.

Le sang de Cendre ne fit qu'un tour. Elle s'était déjà attiré la haine de la reine. Elle se rappela Sa Majesté, vulnérable sur son lit, le nouveau-né mort dans ses bras, elle-même presque une enfant. Maintenant, une despote se dressait sur son chemin, imposait sa volonté :

– Je ne laisserai jamais le roi t'épouser.

– Qu'est-ce que tu veux ? demanda Cendre, en omettant l'étiquette et la mention du titre royal.

– J'ai un marché pour toi. Tu disparais du palais. Tu n'y reviens jamais. Le chasseur de serpent doit être achetable pour t'emmener loin d'Inive.

– Qu'en est-il de l'alliance avec les Shangaïn ? dit Cendre en réprimant la fureur qui sourdait dans son ventre.

– On fera croire au roi que tu as été enlevée par le chasseur de serpent. Sa Sublime ne pourra pas accuser les Shangaïn.

– Si je refuse ?

– Tu ne survivras pas jusqu'au jour de tes noces. L'In-genus... C'est bien ton frère, non ? Au lieu de le soutenir au conseil du roi, je dresserais des obstacles sans fin sur sa route.

– Laisse Mani ! s'enflamma aussitôt Cendre.

Il avait œuvré pour la stabilité entre Inive et les enfants du Zagr, la reine était-elle prête à mettre en péril la paix si durement acquise ?

– Le Magistrat m'a dévoilé les avantages que la chute d'Um'Mani générerait...

Cendre serra les poings. Elle allait lui faire avaler ses ragots à ce vieux constipé !

– Bien entendu, la princesse reste ici.

Le vent secouait les micocouliers, les feuilles jaunies se détachaient par bouquets. Elles volaient par-dessus les murs.

– Sisha a défini l'instant favorable d'une cérémonie de remerciement pour les Shangaïn. Dans deux jours. À la fin de la réception, tu disparais d'Inive.

La reine tendit les mains vers la princesse. Cendre passa ses doigts dans le toupet noir de sa fille. Elle la remit délicatement dans les bras de Sa Majesté. Elle ne pouvait pas compromettre la paix gagnée par Mani.

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– Je te veux près de moi, reste, cette nuit, murmura Anenuth.

Cendre avait retrouvé le roi dans sa chambre. Folle de rage de se faire menacer par la reine, elle avait eu des envies de meurtre. Sa Majesté n'était pas la seule capable du pire. Elle s'imaginait décorée d'un tatouage noir en travers du sourcil, comme son oncle Aqil, comme la plupart des Shangaïn sur cette rive du Tigre, pour commémorer l'assassinat de Sa Majesté.

Elle avait fait l'amour à Anenuth, en mettant toute sa frustration et sa passion dans la joute des corps. Subjugué, le roi en demandait encore. La courbe du soleil avait glissé sur les tentures, déplaçant l'ombre sur les tapis où ils roulaient, se léchaient, se mordaient.

Elle aurait voulu se confier à Anenuth, lui dévoiler les menaces de son épouse, il l'aurait peut-être même répudiée pour les avoir proférées. Elle serait restée, seule souveraine, mère de l'héritière. Mais Cendre revenait à la question essentielle : que voulait-elle ? Pour oublier qu'elle ne détenait pas de réponse, elle avait pris en elle le membre d'Anenuth encore et encore jusqu'à lui faire demander grâce. Puis il s'était assoupi.

Épuisée, en sueur dans la chaleur moite, Cendre fixait le plafond. Ma vie, cette coulée de boue où je ne maîtrise rien. Une nouvelle fois, le destin de Mani reposait entre ses mains, faisait pencher la balance de ses choix. Menacée par la reine, elle songeait à quitter Inive. Ne suis-je que le jouet des dieux ? Que leur avait-elle fait pour ne pas pouvoir choisir sa destinée ? Pour être transformée dans ce glissement de terrain qui emportait la montagne avec ? Si je reste malgré les menaces de la reine, je dois la tuer, sinon c'est moi qui meurs et Mani est foutu. Elle n'était pas une meurtrière. Si elle disait oui à Anenuth, elle ne serait plus jamais une femme libre. Une femme libre ! Elle ne le serait jamais, à Inive. Sujette au chantage envers son frère ou sa fille, seconde épouse d'un monarque. Quant à Iris, elle l'avait remise à sa destinée dès sa naissance. Avant même sa naissance.

Cendre se leva en silence. Elle sortit de la chambre du roi. En femme libre. Elle choisit Jaim. Elle choisit sa tribu. Mani serait protégé. Partir signifiait aussi laisser la reine sur une victoire. Sa fierté se rebellait.

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Shangaïn 4. Les héritiers des dieuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant