Quand ils eurent passé l'Euphrate, les champs entre les deux rivières, d'un vert argenté, ondoyaient sous le soleil. L'orge mûrissait comme au printemps.
Gavra et Louvain sur Simoon, Zak sur Shamal, les guépards en pleine course, ils traversaient les plaines vers Inive à la vitesse des vents. Lorsqu'ils voyaient apparaître les cavaliers précédés des deux fauves, les paysans, choqués, s'immobilisaient. Les prêtres qui bénissaient les champs s'interrompaient pour chasser la main du démon à coups d'encensoirs.
Lorsqu'ils atteignirent Inive par la porte des princes, après des jours de chevauchée, la foule qui attendait de passer le portique s'écarta vivement. Personne ne voulait se trouver sur la trajectoire de telles bêtes sanguinaires. Plus aucun Inivien pensait que les fauves étaient mignons ni ne les aurait appelés « chatons ».
Quand le sauvage aux guépards et la mage étrangère furent reconnus, toutes les langues s'agitèrent. Le jeune couple aussi splendide que la lune et le soleil réunis faisait se retourner toutes les têtes. La rumeur de leur arrivée se propagea dans les rues de la cité comme du sable balayé par le Shamal. Jusqu'au temple de Shanga où Banou apprit la nouvelle par des adeptes de Téha qui revenaient d'une tournée dans les quartiers pauvres. Banou en resta pantoise. Gavra a réussi !
L'espoir de quitter Inive la saisit comme une fièvre. Elle se vit emmener Topaze loin des cités, traverser le Tigre, retourner dans la fraîcheur des montagnes. Gavra allait venir, maintenant que Louvain était là. Cendre pouvait être convaincue. Téha ne voudrait pas demeurer seule, elle les suivrait, non ? Elle se précipita sur ses courtes jambes au cœur du temple. Dans le sanctuaire érigé par Um'Šiddim l'ancien, Téha avait fait dresser des colonnettes à chacun des six horizons, surmontées de coupelles de naphte où brûlaient des flammes éternelles. Ce fameux bitume qui les avait envoyées, Iris et elle, dans les puits d'Ēl'Dhusk. Interdite, Banou pila net.
Téha enseignait les formes sacrées. Elle avait dessiné au sol une étoile à cinq branches, où sur chacune des pointes, une adepte coiffée comme Téha de courtes cornes, fredonnait le chant de l'étoile. Des générations de femmes shangaïn se transmettant le savoir des anciennes, de khoutuka en khoutuka, une à une, au rythme des saisons et des disparitions, venaient d'être remplacées par une Grande-Prêtresse et ses disciples. Téha, de sa propre initiative, avait donné jour à une nouvelle étoile.
Gavra, Louvain et Zak arrivèrent ventre à terre chez les al Khali. Au centre de la cour, Natara s'écria :
– Louvain, te voilà de retour ! Par quel miracle ?
Elle constata à l'attention de son époux :
– L'aventure semble t'avoir réussi !
Zak haussa ses sourcils broussailleux :
– Je vois qu'être la maîtresse du lieu t'a embelli.
Elle rétorqua, coquette :
– Quand tu m'en laisses l'occasion, j'aime assez faire tourner les affaires.
Louvain s'impatienta. Il voulait en découdre avec ses ennemis.
– Est-ce que Khaled est ici ?
– Non, répondit Natara, surprise. Il est aux entrepôts.
Gavra accrochée à son torse, Louvain fit ressortir Simoon de la cour des al Khali sous le regard inquiet de Zak
À la vue des guépards, les badauds se jetaient de côté, libérant l'avenue. Louvain traversa la cité au galop, ignorant la frayeur qu'il générait sur son passage. Il sauta de cheval au milieu du hangar des al Khali.
– Khaled !
– Louvain ?
Le fils adoptif de Zak s'immobilisa, livide.
– J'ai tué le Pirate dans l'arène des mangroves. Ainsi que Lie-de-Vin.
– Quel pirate ? balbutia Khaled.
– Les Pirates du désert, ceux à qui tu m'as vendu !
Une rage froide déformait ses traits. Les guépards grognèrent oreilles plaquées en arrière.
– De quoi tu parles ? Retiens tes bêtes, j'y suis pour rien !
– Tu étais dans l'entrepôt quand j'ai été assommé !
– Je ne comprends pas. Le jour de ton enlèvement, j'ai passé toute la matinée à la porte des marchands, avec les vendeurs de dattes. Quand je suis arrivé aux entrepôts, ils étaient vides, tu n'es jamais venu. Tout le monde t'a cherché.
– C'était une embuscade ! Les pirates m'y attendaient. Comment seraient-ils rentrés dans cette halle sans toi ?
Les manières raffinées de Khaled, ses cheveux huilés et ses ongles manucurés, le rebutaient. Il aurait souhaité planter ses crocs dans la chair tendre de son cou. Mettre fin à ses couinements.
Les yeux de Khaled flambèrent.
– Tu m'accuses ? Je t'ai enseigné, je t'ai protégé ! Et tu crois que je t'ai vendu aux Pirates du désert ? Tu me déçois. J'ai prié pour que tu sois en vie, que tu reviennes.
Louvain pensait à toute allure. Son dernier souvenir était l'entrepôt vide. Se pouvait-il que Khaled soit innocent ? Pourtant Lie-de-Vin lui avait affirmé qu'ils faisaient affaire, Khaled et les Pirates du désert.
– Lie-de-Vin m'a dit que tu étais enragé, parce que le commerce avec les Kâgn avait été stoppé.
– Tu crois cette sous-merde de Lie-de-Vin ? Qui n'est pas furieux contre cette décision de ralentir le négoce des esclaves ? Va demander aux marchands de dattes. Nous avons passé la journée à deviser sur la meilleure marche à suivre. À cause de la pluie, le prix des fruits allait chuter. Nous avions des halles bondées d'une denrée qui allait être dévalorisée.
– Aah ! Ton souci de richesses ! Tu as très bien pu me vendre, puis t'en aller chez des amis pour te donner un alibi !
Khaled blêmit sous l'accusation. Sa peur rance plein les narines, Louvain ne savait plus que penser. Il s'était trompé si souvent en interprétant les actions ou les motivations de Fer. Il croyait comprendre les comportements de la cité, pourtant tant de choses lui échappaient. Couvert de sueur, de sable et de poussière, imprégné de l'odeur du cheval, il tremblait de rage.
– Toi aussi, Gavra, tu es balafrée, dit Khaled. Tu as été blessée ?
Restée sur Simoon au milieu de l'entrepôt, elle lui asséna :
– J'ai abattu une ennemie.
Une menace distincte empreignait sa voix. Elle ne serait plus jamais une gamine innocente, elle était devenue une guerrière, la lance à la main. Du haut de sa monture, elle aurait pu descendre ce pantin embaumé. Pourtant, elle se demanda s'il disait la vérité. Et si ce n'était pas Khaled, qui avait vendu Louvain aux Pirates ? Avait-elle un moyen de faire parler cette momie huilée ?
Tremblant de rage, Louvain sortit de l'entrepôt, les guépards dans son sillage. Gavra planta ses talons dans les flancs du cheval qui partit au trot. Finalement, ce n'était pas si compliqué de monter seule.
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Shangaïn 4. Les héritiers des dieux
Ficção HistóricaDernier tome! Si vous n'avez pas lu les autres tomes, je conseille de les lire d'abord ! À l'équinoxe d'automne, les recherches pour trouver leurs disparus entraînent les Shangaïn dans les plaines entre le Tigre et l'Euphrate infestées de conflits a...