Adossé à la maison d'Arezoo et Zaros, Corb fixait le sentier qui conduisait dans les montagnes. Depuis la forge, il imagina se voir arriver, son arc tendu, puis posé au sol devant lui alors que les Jeeraniens les menaçaient. Un printemps et un été, mais il lui semblait qu'une vie entière s'était écoulée. Pour le clan du Corbeau, les saisons s'enfilaient les unes dans les autres, le cycle de la nature ne créait pas de ruptures, mais une suite d'instants qui n'étaient pas séparés. Corb ne s'était jamais posé la question du temps, avant. Depuis le pierrier, sa vie s'était fissurée en deux temps distincts. L'avant et l'après.
Il n'aimait pas du tout l'après. Tout avait basculé. Son frère avait changé. La grotte, Jeera, puis le métal l'avaient transformé. Avait-il changé lui aussi ? Son aventure avec Nya l'avait marqué, mais il ne pensait pas être devenu un autre. Sa jambe cassée l'avait immobilisé, mais il était toujours Corb.
Il souffla sur la mèche qui lui barrait le front. Il fit un effort pour détourner les yeux du sentier d'où ils étaient venus et par lequel Pat était reparti avec une Jeeranienne, l'abandonnant à son sort.
Il soupira. Le soleil du matin chauffait le mur de pierre dans son dos. Il ne pouvait pas s'imaginer passer l'hiver dans ce village.
– Ne me force pas à rester, lui avait dit Pat. Je retourne à Hadenne. Sans ça, Yorba nous croira de l'autre côté du voile. Eda doit savoir pour ses fils. Nous devons faire les rituels pour Baan et Mowo.
– Tu m'abandonnes !
C'était tout ce qu'il avait trouvé à dire, c'était la seule chose qu'il ressentait.
– Tu n'as pas besoin de moi pour passer l'hiver à Jeera. Le clan du Corbeau a besoin de moi. J'ai déjà trop attendu.
– Je pourrais essayer de vous suivre.
– Pour nous ralentir ? Sois raisonnable fils de Yorba !
Corb se décolla du mur de la forge. Il ne savait que faire de lui, de ses mains, de ses pensées. Je suis devenu un boulet.
☪︎
Rouquine gambadait devant Pat et Narcissa. Elle partait, la truffe au sol, les guettait de loin ou disparaissait dans les taillis. Elle revenait près de son maître, la langue pendante, lorsque Pat la sifflait.
Ils cheminaient d'un pas tranquille. Pat récoltait tout ce qui se mangeait. L'harmal était abondant. Les graines ne pesaient pas lourd, Yorba en utilisait dans ses teintures et bien entendu pour chasser les mauvais esprits. Il trouva des alisiers aux fruits bien mûrs, il en remplit le sac accroché à sa ceinture.
Ça ne l'embêtait pas de s'arrêter, il donnait l'occasion à Narcissa de se reposer ou de retrouver son souffle. Un genou à terre, il trifouillait le sol, déracinait, ou sectionnait les plantes de sa dague neuve. Rouquine en profitait pour lui lécher le visage. Pat riait, repoussait le molosse, puis prenant appui sur son gourdin, il se redressait, son bagage sur le dos. Il aimait la sensation du fémur dans sa main, le contact de son frère-Ours. Peut-être transportaient-ils trop de nourriture, mais il voulait parer à toute éventualité. Il calait leur allure sur celle de Narcissa qui, si elle était costaude, n'était pas habituée à porter une charge si lourde. Son paquetage enrobé du manteau de renard contenait une réserve d'aliments, des allume-feu, une part du métal. Son arc accroché sur le côté, un carquois rempli de flèches aux têtes de cuivre trempé. Il avait retenu sa leçon.
Narcissa acquiesçait à tout ce que Pat lui disait. Elle apprenait à tirer à l'arc, elle portait ses provisions. Elle avait glissé dans son sac sa pipe, son mélange d'herbes séchées ainsi que des plantes que Niloofar lui avait préparées. Lors d'une halte, elle se fit une couronne de clochettes. Elle repéra des catananches céruléennes. Il était temps de mettre leur vertu à l'épreuve. Les fleurs mauves avaient la réputation de capturer le cœur des hommes. Ou si ce n'était leur cœur, tout du moins leur virilité. Narcissa étouffa un rire, les clochettes dansèrent dans sa coiffure. Elle s'était fait un chignon d'une multitude de tresses. Maintenant que Pat avait cessé de courir après son Gris, peut-être penserait-il à autre chose ? Elle fredonna tout en ajoutant les fleurs aphrodisiaques à sa couronne. Elles finiraient dans l'infusion du soir. Laisser Jeera dans son dos lui donnait des ailes ! Elle était enfin en route, elle vivait son rêve, accompagnée du garçon bâti comme un ours.
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Shangaïn 4. Les héritiers des dieux
Ficção HistóricaDernier tome! Si vous n'avez pas lu les autres tomes, je conseille de les lire d'abord ! À l'équinoxe d'automne, les recherches pour trouver leurs disparus entraînent les Shangaïn dans les plaines entre le Tigre et l'Euphrate infestées de conflits a...